En ce 12 décembre, à Cargèse (Corse-du-Sud), on célèbre la Saint Spyridon, un évêque-berger chypriote du IVe siècle célèbre pour sa grande piété et ses dons de thaumaturge. Les cloches sonnent joyeusement, mais le son ne semble pas provenir de l'église qui se présente devant nous, dont les portes sont ouvertes, mais qui est belle et bien vide. “Vous êtes dans la mauvaise église”, explique le membre d’une confrérie qui passe par une rue adjacente. Il indique, de l'autre côté d'une gorge, un autre édifice de taille similaire situé à un peu plus d'une centaine de mètres, dans lequel pénètrent des fidèles.
Surplombant le magnifique golfe de Sagone, les deux églises semblent se regarder. D'un côté, l'église de sainte Lucie, martyre de Sicile particulièrement vénérée par les Corses. De l'autre, celle de Saint-Spyridon, saint oriental méconnu de ce côté de la Méditerranée. Il est le saint patron de la paroisse des Grecs de Cargèse, la plus vieille communauté orientale installée en France. "Bonjour les Grecs !", lance malicieusement un fidèle de la communauté d'en face qui est venu pour assister à la célébration. "Bonjour les Latins !", lui répond-on avec la même ironie bienveillante. Ici, la messe est célébrée par l'archimandrite Mgr Antoine Forget selon le rite byzantin, et donc en grec ancien. Mais les paroissiens sont tout aussi catholiques que ceux de l'église "de l'autre côté du ruisseau".
L'épopée des Grecs de Cargèse
"Les gens se trompent parfois, ils nous prennent pour des orthodoxes", explique Alexia, une paroissienne qui suit la célébration dans un missel en caractères grecs avec la traduction latine en regard. Pourtant, la présence de cette communauté d'origine grecque de près de 300 membres aujourd’hui est une affaire très ancienne. Leurs ancêtres habitaient à Vitylo, (aujourd'hui Oitylo) dans le sud du Péloponnèse, où nombre d'entre eux ont tenté de résister à l’avancée des Ottomans, alors maîtres de presque toute la Grèce. Vers 1670, les assauts des armées du Sultan laissent présager le pire, et l'évêque de la communauté, Mgr Parthenios, décide de fuir avec 800 habitants. Mais il ne sait pas où trouver refuge. Un envoyé gagne Gênes, où sa demande d'asile est accueillie favorablement : on propose aux Grecs de s'installer dans le village en ruine de Paomia, situé à proximité de l'actuelle ville de Cargèse.
Commence alors l’exode des Grecs, véritable épopée digne de l'Odyssée, avec des mauvais vents qui prolongent le voyage, mais aussi des maladies et attaques de barbaresques qui déciment les passagers. Un navire parti plus tard avec 400 Grecs est pris par la flotte turque est entièrement massacré. En venant en Italie, les survivants sont priés de reconnaître le Pape et de se soumettre à l'autorité de l'évêque local, un fait qui a révolté les commentateurs orthodoxes. Mais ce pacte semble avoir été accepté – peut-être par dépit, certains affirment par la force – par les concernés.
Une cohabitation longtemps délicate
Cependant, les Grecs sont autorisés à garder leur tradition liturgique, devant des gréco-catholiques. Gênes leur accorde le droit de porter des armes, ainsi qu'un prêt financier devant faciliter l'installation en 1676 à Paomia. Pour s'intégrer, ils acceptent d'italianiser leurs noms : les Stephanopoulos deviennent Stefanopoli, les Capodimachos, Capodimacci... "Méfie-toi des Génois et de leurs cadeaux", pourrait-on dire en pastichant Homère. En les installant à Paomia, la République a en effet une idée derrière la tête : s'attacher le soutien d'un allié face à des Corses de plus en plus hostile à leur présence.
Et quand le conflit éclate entre Gênes et les insurgés corses en 1729, les Grecs, perçus comme des alliés des Italiens, sont attaqués par les villages corses voisins. Des membres de la communauté grecque doivent se réfugier à Ajaccio, et les affrontements se multiplient quand la colonie grecque, qui est armée, choisit de soutenir Gênes puis les Français contre les armées de Pasquale Paoli, qui proclame l'indépendance en 1755. La Corse devenue française, Louis XVI récompense les soldats grecs en leur octroyant la ville de Cargèse.
Mais les conflits entre Corses et Grecs ne prennent pas fin, et donnent lieu à des violences parfois mortelles pendant la Révolution française, au point de voir la population quitter ses terres pendant plusieurs années au début du XIXe siècle. C'est la construction de deux églises, une grecque et une latine, qui va mettre fin à la guerre, même si la rancœur entre les deux communautés a pu persister dans les cœurs jusqu'au XXe siècle.
La paix retrouvée
Aujourd'hui, plus personne ne parle vraiment grec à Cargèse, et la taquinerie a remplacé les haines d'antan. "On joue avec nos ennemis de l'autre côté du ruisseau", plaisante Jérôme Zanettacci, prieur de la confrérie de Saint-Spyridon. "Si vous regardez bien, notre église est mal orientée, car le but était de ne pas tourner le dos à l'Église latine", explique sa femme Marie-Louise, qui dirige la chorale de la paroisse. Celle que le cardinal Bustillo, évêque d'Ajaccio, surnomme avec affection "la mère-abbesse" souligne la présence d'un autre signe de paix devant l'entrée de l'église : des canons, les anciennes armes redoutées des Grecs, qui ont été symboliquement enterrés.
Mais la preuve la plus concrète de cette concorde est incarnée par l’archimandrite de Saint-Spyridon, Mgr Antoine Forget, qui est surnommé “Tony” par les siens. Pour faire face au manque de prêtres, ce Libanais greco-melkite s'est vu confier une mission particulièrement rare par le cardinal Bustillo : prendre en charge l'autre paroisse – latine - de Cargèse, ainsi que celle voisine de Piana. À la fin de la messe de la Saint-Spyridon, le prêtre a chaleureusement remercié plusieurs membres de la communauté autrefois ennemie qui sont venus assister à leur fête patronale. Et il s'est réjoui de la venue du pape François, émettant le souhait qu'elle "apporte l'espérance d'une Corse meilleure et toujours attachée en sa foi dans le Seigneur".