C’est à se demander si l’on sait tirer des leçons du passé. La chute de Saddam Hussein (2003) et celle de Mouammar Kadhafi (2011), avaient donné lieu à des scènes de liesse, des espoirs de démocratie et de paix. Il n’en fut rien, et si l’Irak s’est légèrement stabilisé, la Libye demeure un pays en chaos, fragmenté entre plusieurs communautés. Le risque est le même après la chute de Bachar al-Assad. Un dictateur est tombé, qui avait perpétué un régime oppressif. Ceux qui l’ont chassé ne sont pas meilleurs que lui et il n’existe nullement d’islamistes "modérés". Dans les semaines qui viennent, une lourde répression est à attendre en Syrie.
La fin du parti Baas
Il faut se replonger dans les parfums des années 1950 pour mesurer la portée historique de la chute du président Assad. Avec lui, c’est le parti Baas qui a perdu le pouvoir en Syrie. Fondé en 1947, le Baas se voulait socialiste, laïque et panarabique. Il espérait permettre l’union des Arabes entre eux et, un bref temps durant, Égypte et Syrie ne formèrent qu’un seul pays (1958-1961). C’est dans ce contexte qu’un premier coup d’État se tient en Syrie en 1963 et qu’en 1971 Hafez al-Assad, officier de l’armée de l’Air syrienne, prit le pouvoir. Avec la chute de son fils, ce sont cinq décennies de pouvoir des Assad sur la Syrie qui prennent fin.
Mais derrière la famille Assad, c’est surtout la communauté alaouite qui contrôlait la Syrie. Doublement minoritaires, démographiquement et religieusement parlant, les Alaouites tiennent la région côtière de Lattaquié, qu’ils contrôlent encore aujourd'hui. Que Bachar el-Assad, issu du Baas laïque et panarabe, ait fini par avoir comme principal allié l’Iran, islamiste et perse, démontre qu’il faut souvent aller au-delà des étiquettes pour décrypter les enjeux politiques. Qu’il soit renversé par un homme, Abou Mohammed al-Jolani, sunnite et dirigeant du mouvement djihadiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), démontre que nous avons bien changé d’époque : c’est la fin du panarabisme, la fin du gouvernement des Alaouites, la fin d’une idée laïque (qui était sincère), pour la primauté de l’islam. C’est à la fois un retour à avant 1963 et une projection vers le futur.
Un futur fragmenté
La Syrie n’a jamais été un État-nation et la fragmentation actuelle démontre une fois encore la primauté des communautés sur la nation. Ottomane jusqu’en 1918, brièvement monarchique, sous mandat français de 1920 à 1946, elle a connu une série de gouvernements et d’instabilités chroniques avant la dynastie Assad. La carte actuelle du pays révèle une fragmentation totale du territoire : zones contrôlées par HTS, par Daech, par les Turcs, par les Kurdes, par les Alaouites. Syrie "utile", c'est-à-dire celle des villes, des côtes et des axes de communication, Syrie désertique, espace vaste, mais très faiblement peuplé. On voit mal le nouveau gouvernement parvenir à unifier ces peuples et ces territoires. L’une des hypothèses possibles est la transformation de la Syrie en État fédéral (prévu du reste par le processus d’Astana), ou bien la participation, assumée ou de fait. La Turquie n’a jamais fait mystère de sa volonté de récupérer certains territoires du nord, tout en empêchant les Kurdes de disposer d’un État indépendant. Quant à HTS, désormais qu’il occupe Damas, reste à voir qu’elles sont ses intentions réelles. C’est une chose de mener un raid contre une armée vide et sans motivation, c’en est une autre de diriger un pays.
La paix ou la vengeance ?
Al-Jolani n’est nullement un "modéré". Formé dans la matrice intellectuelle d’al-Qaida, il a passé sa vie à combattre et lutter contre ses opposants. Une fois Bachar el-Assad tombé, la question posée est celle du futur politique de la Syrie et de la vie entre les communautés. Un modus vivendi sera-t-il trouvé ou la vengeance l’emportera-t-elle pour éliminer les soutiens d’Assad, en premiers lieux les Alaouites ? Quid, également, du devenir des chrétiens syriens, déjà beaucoup moins nombreux qu’en 2010 ? Pourront-ils continuer à vivre en Syrie où devront-ils fuir pour éviter la répression de l’islamisme ? On ne connait encore aucun pays où islamisme et christianisme ont pu cohabiter. Loin d’annoncer une ère de paix, la fin de la dynastie Assad, ouvre une période d’incertitude et, possiblement, de chaos.