Le contexte politique, pourtant, ne se prête pas à l’instauration d’une nouvelle dévotion. Comme Marie l’a annoncé à Catherine lors de sa première visite, la nuit du 19 juillet 1830, « les temps sont mauvais ». La chute de Charles X, le 28 juillet, a débondé l’anticléricalisme des milieux révolutionnaires, le gouvernement peine à assurer la sécurité des catholiques suspectés de connivences avec les royalistes ultras. Depuis des mois, Mgr de Quelen, haï pour ses liens avec le souverain déchu, vit dans la clandestinité, mais continue de veiller sur son diocèse. Parmi les dossiers qui le préoccupent, la question d’actualité, de savoir si Rome doit promulguer le dogme de l’Immaculée Conception. Même si, dès l’Antiquité chrétienne, saint Irénée a pensé Marie, en vue de sa future maternité divine, préservée du péché originel, cette opinion n’a jamais fait l’unanimité chez les théologiens, les dominicains, derrière Thomas d’Aquin, la refusant, les franciscains la défendant, de sorte que les papes ont renoncé à trancher. Puis, la secousse révolutionnaire a réveillé le culte marial, en France puis dans toute l’Europe, et Marie, "forte comme une armée rangée en bataille", semble désormais l’ultime rempart de la catholicité, sans amener Rome à sortir de sa prudente réserve dès que la querelle rebondit.
La médaille miraculeuse, un don du Ciel
Aussi, lorsque Monsieur Aladel raconte à Mgr de Quelen la vision, qu’il simplifie d’ailleurs car sa complexité pose des problèmes théologiques qu’il préfère éviter, de sœur Catherine, l’archevêque s’arrête moins à la description de la médaille : à l’avers, la Vierge, les mains ouvertes, étendues vers les hommes, dans un geste rappelant une statue de Bouchardon, de l’Immaculée, justement, vénérée à Saint-Sulpice, à l’envers, le M majuscule monogramme de Marie avec sous chaque jambage d’un côté le Sacré Cœur de l’autre le Cœur immaculé et douze étoiles, images finalement assez classiques dont la portée ne lui échappe pas, qu’à l’inscription entourant celle que l’on nommera "la Vierge aux rayons" en raison de ceux qui sortent de ses bagues, symboles des grâces demandées et accordées à l’humanité : "Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à Vous."
Pour Mgr de Quélen, qui incite de tout son poids Rome à proclamer le dogme, ce souhait de Notre-Dame d’être invoquée comme celle « conçue sans péché » donc préservée du péché originel, est déterminant. Et sa décision de frapper la médaille, sans insister sur son caractère novateur, ce qui évite d’en référer au Saint Office, sera sa manière de forcer la main du pape. Il ne le verra pas car il faudra attendre Pie IX et le 8 décembre 1854, mais il est vrai que les apparitions de la rue du Bac auront compté dans la décision romaine.
C’est que, dans l’intervalle, cette médaille, dont les premiers exemplaires sont frappés et diffusés début 1832, aura prouvé d’abondance qu’elle est un don du Ciel. Sa diffusion correspond, en effet, avec l’épidémie de choléra qui frappe la France durant le carnaval 1832, sème une panique atroce et fait des centaines de milliers de morts, emportés en quelques heures par une déshydratation massive que l’on ne sait pas soigner, tout comme l’on n’en comprend pas la propagation. Face à la maladie qui n’épargne personne, une médecine rationaliste mais impuissante, le recours à Notre-Dame va représenter l’unique remède. Les Filles de la Charité, parce qu’elles savent, sans connaître la bénéficiaire, que c’est à l’une d’entre elles que la médaille a été révélée, s’en font les zélées propagatrices. Gardes-malades, infirmières, elles ont leurs entrées partout, sans craindre la contagion. Elles distribuent la médaille à des agonisants qui, contre toute attente, guérissent ; institutrices, elles la donnent à leurs élèves et leurs familles, qui, en « la portant au cou », comme le demande Marie, traversent l’épidémie sans être contaminées, ce qui est statistiquement impossible.
Des grâces de protection, des accidents évités
Mais la médaille a d’autres mérites : le pécheur ou l’incroyant endurci qui la laisse placer à son chevet reçoit in extremis des grâces de conversion inespérées lui permettant de faire une « bonne mort », telle cette jeune ouvrière qui affirme en pleurs à la religieuse en réclamant un prêtre que « la Dame de la médaille lui a parlé de Jésus et du Ciel toute la nuit » ; ailleurs, ce sont des grâces de protection, des accidents évités ou sans conséquences quand tout laissait présager le pire. Les filles de la Charité ne tardent pas à recevoir un courrier de ministre relatant les prodiges obtenus par cette médaille « pas comme les autres » et proprement « miraculeuse ». Sa réputation devient telle qu’en quelques mois, l’Europe, puis le monde entier, jusqu’aux missions d’extrême Orient reçoivent la médaille de la rue du Bac et en expérimentent la puissance. Des dizaines de millions d’exemplaires, plus d’un milliard bientôt en sont distribués en un an, tout cela sans les moyens actuels de diffusion, les récits de ses bienfaits remplissent les annales des filles de la charité. Et cela ne cessera plus, quand tant d’autres dévotions respectables, apparues à la même époque, après une courte célébrité, sombrent dans l’oubli.
Don de Dieu et de Marie aux hommes, certes, mais à ne pas confondre comme trop se l’imaginent, avec un grigri, un fétiche, un porte-bonheur. Tel n’est pas son rôle. Plus que des malheurs, qui servent au bien de ceux qui aiment Dieu, c’est d’abord du malheur suprême, être séparé de Dieu pour l’éternité, que la médaille miraculeuse préserve ses dévots. Le reste, l’accessoire, sera donné, si Dieu veut, par surcroît, à ceux qui se montrent vrais dévots de Marie.