L’imaginaire conspirationniste
Encore plus étonnant, cette ignorance qui est tellement fréquente qu’elle porte un nom : le "platisme" (cf. Olivier Roy, L’Aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022). Le platiste est convaincu que la Terre est plate et que — voilà le complotisme — les images satellites sont manipulées par la Nasa, comme pour la mission Apollo, visent à nous dissimuler la vérité sur la platitude de notre globe terrestre et sont trafiquées par les grandes puissances. Or, loin d’être minoritaire, cette nescience grotesque touchait, à l’automne 2019, 9% des Français (et 18% chez les 18-24 ans) et 16% des Américains (pourcentage qu’il faut aussi doubler à 34% pour la même population jeune) (cf. IFOP, 2017 ; Fondation Jean-Jaurès, 2018).
On ne peut donc nier que l’imaginaire conspirationniste existe, au point que Marcel Gauchet explique qu’il constitue "au sein de l’univers démocratique, l’un des modes ordinaires sur lesquels l’ensemble des acteurs sociaux se représentent le pouvoir et son action". Et voici comment il le définit : "derrière les détenteurs apparents du pouvoir, il existe un pouvoir caché qui est le vrai pouvoir, et dont les maîtres tirent les ficelles à l’insu des peuples" ("Le démon du soupçon. Entretien", Les collections de l’histoire, 33 (2006), p. 61).
Le refus du dialogue
L’idée d’écrire Complotisme et Anticomplotisme, alors que je ne suis pas sociologue et en rien un spécialiste des théories du complot, est venue d’abord du constat que, dans mon entourage, le nombre de personnes adhérant à cet imaginaire a crû, est peu perméable au dialogue et consomme une grande énergie à confirmer ce qu’elles pensent et très peu à écouter ce qui les infirme. Elle est née d’une autre donnée : diaboliser les conspirationnistes ne fait que renforcer leurs défenses, n’honore pas la cohérence de leurs propos et constitue parfois une position de surplomb arrogante et aussi peu dialoguante que la posture complotiste.
La tendance méfiante au tout-complot jusqu’à la paranoïa s’oppose la tendance ingénue au rien-complot jusqu’à accorder une confiance démesurée aux instances détentrices de l’autorité. Il faut donc distinguer deux blessures de l’intelligence : le complotisme et l’anti-complotisme.
Elle vient enfin de mon intérêt qui, lui, est très ancien, pour ce que j’appelle les blessures de l’intelligence. J’entends par là que notre intelligence non seulement manque à la lumière (la vérité), mais qu’elle est ignorante de son ignorance. Elle se rapproche de ce que, depuis les travaux remarquables de Daniel Kahnemann, la psychologie appelle le biais cognitif (Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012, 2016). Mais elle s’en différencie par son optimisme : l’intelligence humaine n’est pas inéluctablement vouée à l’illusion.
Un défaut de raison
Partant de là, j’ai souhaité montrer que le complotisme est un aveuglement de l’intelligence, qui consiste à surestimer l’importance de complot dans l’explication du mal. Ensuite, qu’à la tendance méfiante au tout-complot jusqu’à la paranoïa s’oppose la tendance ingénue au rien-complot jusqu’à accorder une confiance démesurée aux instances détentrices de l’autorité. Il faut donc distinguer deux blessures de l’intelligence : le complotisme et l’anti-complotisme.
Pour autant, ces deux cécités ne sont pas symétriques : le complotisme est plus grave que l’anti-complotisme, moralement (par exemple, il précipite dans le désespoir ou la présomption) et psychologiquement (par exemple, il peut engendrer une addiction). La théorie du complot est animée par des peurs et des colères allant jusqu’à la haine. L’excès d’émotionnel engendre un défaut de raison qui nourrit différentes croyances limitantes sur Dieu, le monde et l’homme. Comme les autres blessures de l’intelligence et contrairement aux blessures de l’affectivité, le conspirationnisme est indolore, donc difficile à percevoir. Mais, une fois reconnu, il est possible d’en guérir. Moyennant un travail de longue haleine qui mobilise la rigueur de la raison — par exemple, le platisme est une "forme de paresse intellectuelle" (Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse, Les Belles Lettres, 2021, p. 241) —, et l’exercice des vertus de justice, d’humilité et d’espérance.