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Que dire, en historien, sur l’encyclique Dilexit nos de François consacrée au culte du Sacré Cœur de Jésus ? La première chose qui marque est la structure du texte. Sans qu’une vraie introduction ne cadre les perspectives, la première partie relève d’une réflexion philosophique à visée anthropologique basculant sans transition (n. 24) dans la théologie et la spiritualité. Ensuite, la forme louvoie entre un texte général sans interlocuteur particulier (même pas l’Église), un texte dans lequel le pape s’insère par le "nous" et une adresse directe au lecteur en usant du "tu" (n. 38, 211, 215-216), à tel point que l’encyclique paraît composée de morceaux puisés à droite et à gauche. Enfin, une bonne partie du propos est composée de multiples citations (Écriture, Pères de l’Église, saints et bienheureux, papes).
La manière du pape François
On a le sentiment que s’entremêlent des couches rédactionnelles pas tout à fait harmonisées (la note 69 cite Léon ⅩⅢ en latin, mais la note 70 cite Pie Ⅺ en italien), qui indiqueraient des sources variées et des auteurs divers (le premier chapitre est explicitement mentionné comme inspiré du jésuite argentin Diego Fares [1955-2022], qui fut très proche de Jorge Bergoglio), peut-être marqués par un pédantisme à l’utilité argumentative peu évidente (les notes 57 et 58 donnent le texte grec de l’Évangile cité dans le texte ; la note 33 ressemble à une note érudite). Tout cela interroge sur les modalités de rédaction du texte, soit un classique de la réflexion historienne : qui a écrit et influencé ? quelle est la patte personnelle du pape ? Le tout donne un ensemble à la ligne directrice incertaine mais qui se présente presque comme une fondation non encore explicitée des encycliques Laudato si’ et Fratelli tutti (n. 217). C’est comme si était proposé une compréhension générale du pontificat, à l’instar de Jean Paul Ⅱ dans Tertio millenio adveniente (1994).
À voir tout cela, y aurait-il une manière bergoglienne de réfléchir et d’exposer la foi et la piété ? C’est fort possible, et l’on aurait donc une nouvelle preuve de la prégnance croissante des personnalités des papes sur l’exercice de leur ministère. Chez Jean Paul Ⅱ, cela se repérait à la valorisation de la dévotion à la Vierge dans la lignée de saint Louis-Marie Grignon de Monfort, à la modification du chapelet avec les mystères lumineux, et à la promotion de la miséricorde selon sainte Faustine Kowalska. Chez François, outre un texte qui du point de vue formel ne dissone pas avec ce que le Pape a déjà produit, c’est aussi la promotion de la particularité jésuite, visible dans Dilexit nos aux références spirituelles (Ignace de Loyola), intellectuelles (Karl Rahner, Michel de Certeau, Diego Fares), et à l’insistance sur le lien particulier entre Compagnie de Jésus et culte au Sacré Cœur (présentée comme "une brève mention", n. 143-147).
Des éléments de continuité
Malgré ces traits personnels, il y a cependant des éléments de continuité avec les pontifes précédents. On retrouve l’intransigeance caractéristiques des papes depuis la fin du ⅩⅧe siècle dans leur relation avec la société moderne, avec même une citation (n. 50) d’un des fondements de cette position au plan ecclésiologique, soit la bulle Auctorem fidei (28 août 1794) condamnant le synode de Pistoia (1786) d’inspiration joséphiste (l’État contrôlant et rationalisant le catholicisme) et à l’ecclésiologie jansénisante (primauté de la réalité diocésaine et paroissiale, minoration des dévotions populaires au profit de la liturgie) et qui prenait des distances avec le culte au Sacré Cœur (trop peu biblique, très émotionnel). Jusqu’aux années 1950, cette intransigeance condamnait des institutions politiques ignorant Dieu, le culte qui lui est dû, relativisant la vérité, désétablissant l’Église catholique, dénonçait un ordre économique favorisant l’exploitation des pauvres et s’opposait aux révolutions socio-politiques. Chez Jean-Paul Ⅱ, le relativisme moral et les structures sociales empêchant ou limitant les capacités oblatives étaient visés. Chez François, qui reprend la ligne wojtylienne (n. 183), la société contemporaine est analysée comme société de l’immédiateté, de l’individualisme, de la rentabilité, de l’obsession technologique, empêchant chaque être humain de se réaliser dans sa relation avec Dieu. Le Pape utilise même ici des penseurs non catholiques, le sociologue Zygmunt Bauman et sa "société liquide", relu par le biais de citations de Jean-Paul Ⅱ (n. 9, 10), et le philosophe Martin Heidegger, par l’intermédiaire du philosophe sud-coréen d’expression allemande Byung-Chul Han.
Contre les dérives jansénistes
Une telle intransigeance n’amène pas à innover du point de vue du contenu spirituel. La définition du cœur comme centre fondamental de l’homme irrigue la spiritualité au Sacré Cœur depuis les années 1950, lorsque l’Écriture et les Pères de l’Église ont été mobilisés dans une perspective réformiste pour détacher la dévotion de ses lectures socio-politiques. L’attention amoureuse à la personnalité humaine du Christ comme révélation du Fils du Père mû par l’Esprit est tout aussi ancienne. Quant à la compréhension de la réparation comme réponse amoureuse à l’amour avant que d’être satisfaction à la justice divine, elle est présente dès la fin du ⅩⅨe siècle. Mais est-il étonnant qu’il n’y ait aucune nouveauté ? Sans doute pas, car la finalité de l’encyclique est d’abord correctrice, François jouant comme tous les papes et à sa manière, sa fonction de gardien de la foi et de redresseurs de torts.
Il y a effet une attaque assez forte contre un "dualisme janséniste préjudiciable" qui "renaît sous de nouveaux traits au sein même de l’Église" (n. 87), en méprisant le corps et la sensibilité. Il y a ici la récupération d’un classique épouvantail catholique, le jansénisme, identifié au mépris de la chair, et relié au gnosticisme, filiation intellectuelle qui n’est pas sans étonner. Quant à l’image du jansénisme, elle laisse songeur quand on sait la place très particulière du corps chez les jansénistes à partir des années 1720. Les convulsions corporelles y étaient signes de l’action salvifique de Dieu et les corps volontairement suppliciés des adeptes figuraient la passion de l’Église résistant aux persécutions par la grâce divine. Quoi qu’il en soit, on voit bien la finalité générale : morigéner ceux qui refusent la vie complète, charnelle, incarnée, concrète — des intellectuels, rationnels, logiciens, théologiens. Aussi comprend-on la valorisation spirituelle de l’affectivité, de la sensibilité, de la componction, de l’amour, de l’amitié, de la joie, toutes destinées à s’opposer à ce qui est considéré comme des dérives, soit la survalorisation de la doctrine au détriment des situations concrètes et l’oubli de la vie réelle et de la miséricorde — ce qui n’est pas sans rappeler Amoris lætitia.
Revenir à l’amour de Dieu et des frères
Il y a aussi des semonces contre un "dualisme" des "communautés et des pasteurs" obnubilés par les réalités institutionnelles en oubliant le cœur de la foi, soit son application concrète et l’amitié avec Dieu (n. 88), et la dénonciation "des obsessions d’un autre âge, adoration de sa propre mentalité, des fanatismes de toutes sortes" (n. 219). La description de tous ces travers est fort vague, et l’on peine à savoir qui est précisément visé : sceptiques sur le synode sur la synodalité (l’encyclique est publiée alors que celui-ci va se conclure) ? contestataires de Amoris lætitia ? opposants aux positions sociales du Pape en matière de migrations, de redistribution des richesses et de changement climatique ? traditionalistes ? Difficile de le savoir... On peut au moins constater que Dilexit nos a besoin d’opposants pour promouvoir un bien, à l’instar de l’encyclique Pascendi qui inventait un idéal-type du "moderniste "(1907) pour condamner la relativisation de la foi par l’usage des méthodes historico-critiques et de positions philosophiques. L’encyclique appelle finalement à revenir à l’amour de Dieu et à l’amour des frères, solution à toutes les difficultés. C’est la lignée des papes depuis Jean ⅩⅩⅢ, qui tous ont voulu renforcer la dimension proprement religieuse du catholicisme pour pallier sa désinstitutionnalisation dans la société, alimenter sa mobilisation militante et régler ses tensions internes. Le salut du monde et de l’Église continue à passer par la conversion personnelle, et non le bouleversement des structures sociales, et l’adaptation du dispositif catholique, qui doit désormais se faire dans une dynamique collective l’emportant sur l’institutionnalité.
Primauté de la miséricorde
Bref, au plan historique, Dilexit nos est bien bergoglienne, soit une modalité particulière du catholicisme : la volonté de rejeter le poids d’un passé lu de manière assez critique, des repoussoirs vagues destinés à justifier des réorientations, l’indication d’une direction sans définir de chemin — et la primauté incessante de la miséricorde divine.