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Jacques Réda, le poète anonyme et la tentation de la grâce

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Henri Quantin - publié le 09/10/24
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L’écrivain Henri Quantin rend hommage au poète Jacques Réda, mort le 30 septembre à l’âge de 95 ans. L’ancien directeur de la NRF, auteur d’une œuvre prolifique, voyait dans l’anonymat du poète toute sa grandeur. Il avait un rapport ambivalent avec Dieu et la grâce, dans lesquels il voyait une source et une concurrence.

"Mort d'un poète." Titre frappant pour le poème qui ouvre le recueil Amen, publié par Jacques Réda en 1968. Le choix est moins étonnant qu'il n'y paraît, toutefois, si on songe à une de ses confidences : "En commençant à publier, j'ai cessé d'être poète pour devenir écrivain. Poète, c'est d'abord et avant tout un état." Si Jacques Réda resta malgré tout poète toute sa vie, ce fut "en négatif le plus souvent, dans l'attente et dans l'inquiétude". Est poète, sans doute, celui qui cesse de vouloir l'être, celui qui meurt à la prétention poétique personnelle autant qu'à lui-même.

La grandeur de la discrétion

Aussi Jacques Réda associe-t-il toujours poésie et anonymat : "Car c'est commodité, si nous ramenons la poésie à des noms de poètes qui en sont si peu les auteurs", note-t-il dans sa belle méditation sur l'écriture, Celle qui vient à pas légers. Il y est question de la nécessaire discrétion, des mille malentendus qui guettent celui dont on chuchote "il écrit, vous savez", de l'impossibilité de faire de la poésie une "activité".

L'apparence inévitablement poseuse de celui qui explique qu'il faut s'effacer ne doit pas nous tromper. En mettant en avant l'anonymat, Jacques Réda ne joue pas au modeste — passe derrière nous, psychologie adolescente ! —, il témoigne au contraire de l'immense grandeur de ce qu'il pratique : "Nous, poètes occasionnels, pas même des pipeaux ou des harmonicas saisis au hasard par le Souffle, mais des roseaux ici et là taillés par l'un ou l'autre petit dieu de passage, et qui s'évanouit aussitôt qu'il a produit son air." D'autres métaphores soulignent à leur façon l'état de disponibilité qu'exige la création poétique : un ustensile, dit-il aussi, ou "un lieu déshérité comme une impasse, comme une chambre d'hôtel où n'importe qui peut surgir, déballer sa valise". La déclaration d'anonymat n'est donc pas une coquetterie, mais une simple lucidité, parce que "la poésie a toujours été faite par tous, ou par personne si l'on préfère". Même la préférence de Réda pour le vers, à rebours d'une bonne partie de ses contemporains, relève d'un retrait personnel devant le langage : "Écrire en vers réguliers, déclarait-il au Figaro, est plaisant et la rime est intelligente. Elle sait d'avance ; elle devine, et elle appelle une de ses copines." Nouvelle manière de s'effacer, pour laisser faire la parole.

Un rapport ambivalent à Dieu

La Parole ? Laisser l'initiative au Verbe, comme le préconisait Claudel ? L'œuvre de Jacques Réda fait deviner un rapport plus ambivalent à Dieu. Poétiquement, le christianisme lui semble à la fois un rival et une tentation. Il n'ignore pas que la poésie ne date pas d'hier et qu'elle ne saurait prétendre être née moderne ex nihilo : "Aucune illusion sur les ressorts fatigués de ma mythologie : il suffit de mettre Grâce ou Dieu à la place de Poésie, et le tour est joué."

Mais ce tour serait à ses yeux une facilité, qui figerait "l'inflexion fondamentale, commune aux voix les plus diverses". C'est pourquoi il garde ses distances avec une christianisation lexicale de la voix poétique : "Donc, comme il est tentant de traduire en termes religieux la pratique de la poésie : états de grâce, abandons, sentiments de chute et culpabilité corrélative, péchés divers contre l'esprit, dont le plus grave pourrait bien être une persévérance inutile et damnable quand l'Esprit justement ne vous soutient plus." Traduction tentante, donc, mais guère souhaitable à ses yeux.

Dans une église

La parole divine apparaît dans son œuvre comme une source, mais aussi comme une concurrente dont il faut se démarquer. Le christianisme ressemble chez lui à un lieu bien connu, qu'on ne peut guère quitter, mais qu'on hésite à admirer tout à fait. De là ses poèmes aux titres liturgiques ("Pâques", "Annonciation", "Ascension"), qui marquent un écart irrévérencieux avec leur origine. Éternel piéton — et cycliste — de Paris, Jacques Réda est un peu l'homme qui entre dans une église sans qu'on sache si c'est pour y prier, y méditer ou seulement y flâner :

[...] J'étais seul. Formais-je une prière
Ou le commandement encore hasardeux
D'obéir à ma voix (mais peut-être les deux)
Flottante sur la houle et la mare huîtrière ?

Il est comme un homme qui s'agenouille pour adorer, mais qui garde au coin des lèvres un sourire malicieux. Son diptyque "L'Annonciation" témoigne de ce mélange :

Or, si loin qu'on remonte avec l'allégorie,
On ne saurait trouver meilleur commencement
Au drame, que celui qui désigna Marie :
Gabriel atterrit près d'elle doucement.Il dit : “Je vous salue entre toutes les filles,
Et béni soit le fruit divin que vous portez. ”
À cet âge, elles sont presque toutes gentilles,
Mais un ange est requis en de tels apartés.

« Quelque chose de paysan »

À ce premier volet appelé "Expositio", Réda en ajoute un second, "Disputatio", où Gabriel, venant rendre compte de la réussite de sa mission, demande à Dieu si Marie était vraiment libre de dire "non". On ne s'étonnera pas, dès lors, que dans son poème "Fiat", le prêtre dise la messe « assisté d'archanges sacripants ».

Les poèmes à résonnance chrétienne ne sont pas, loin s'en faut, les plus fréquents sous la plume de Réda, lui qui constatait que "les modèles religieux" n'avaient eu qu'assez peu d'influence sur ses dispositions natives et que "quelque chose de paysan" le poussait à faire passer à la fois "le palpable" avant "l'intuitif" et "la superstition" avant "la mystique". Dans "Fugue", pourtant, ce passionné de jazz pose cette question agacée : "Qui donc opéra cette distinction de préfecture de police entre profane et sacré dans la musique ?" L'impossibilité de tracer une frontière nette vaut certainement aussi pour les poèmes dont il fut si peu l'auteur. Le poète anonyme Jacques Réda est mort, vive la poésie.

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