C’était il y a un an. Dans la nuit du 19 au 20 septembre, prétextant des sabotages, l’Azerbaïdjan lançait une série de frappes sur le Haut-Karabagh jetant sur les routes plus de 7.000 de civils. Aujourd’hui, depuis la conquête de ce territoire autonome par Bakou, plus de 100.000 Arméniens sont désormais réfugiés. "La chute du Haut Karabagh n’est pas un événement isolé, mais l’aboutissement d’un processus enclenché quelques années plus tôt avec le tournant inattendu pris par la politique intérieure arménienne convertie du jour au lendemain, par surprise pourrait-on dire, à une démocratie que son peuple espérait depuis longtemps mais n’attendait plus", confie à Aleteia Henry Cuny, ancien ambassadeur de France en Arménie de 2002 à 2006. Au cours de 41 ans de carrière diplomatique ininterrompue, Henry Cuny a notamment servi à deux reprises à Moscou (sous Brejnev, puis Gorbatchev), également à Rome (Saint-Siège, puis Italie). Il a aussi été successivement Conseiller diplomatique du Chef d’État-Major des Armées, ambassadeur de France en Arménie puis en Slovaquie. Entretien.
Aleteia : En septembre 2023, l’Azerbaïdjan envahissait le Haut-Karabakh, chassant ainsi les quelque 120.000 Arméniens de cette région du Caucase Sud. Un an après, tout espoir de voir la situation évoluer est-il perdu ?
Henry Cuny : La chute du Haut Karabagh n’est pas un événement isolé, mais l’aboutissement d’un processus enclenché quelques années plus tôt avec le tournant inattendu pris par la politique intérieure arménienne convertie du jour au lendemain, par surprise pourrait-on dire, à une démocratie que son peuple espérait depuis longtemps mais n’attendait plus. À l’époque où j’exerçais mes fonctions (2002-2006, ndlr), les Arméniens avaient majoritairement cessé de se rendre aux urnes qui restaient à peu près vides dans la journée et se remplissaient magiquement à l’heure du dépouillement. "À quoi bon se déplacer ?", me disaient ceux que j’interrogeais. Puis il y eut cet évènement inattendu du printemps 2018 où ils se déplacèrent en masse, place de la République, pour imposer un premier ministre de leur choix, Nikol Pachinian. Inattendu d’eux-mêmes, comme des chancelleries diplomatiques, y compris et surtout du Kremlin : autrement dit, la démocratie, cauchemar de Vladimir Poutine... qui la confondra six ans plus tard avec le nazisme en Ukraine ! Ce jour-là, l’Arménie perdait son protecteur attitré, la Russie, qui – comme l’Union soviétique depuis Staline – entretenait savamment un "conflit de basse intensité dans la région" (selon la formule d’un de ses diplomates) – qui lui assurait une mainmise sur l’évolution des deux pays antagonistes faisant partie, jusqu’à la chute du régime communiste et la dislocation de l’URSS, de son empire : l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Moscou savait que le peuple arménien n’envisagerait aucun retour en arrière, lorsque "la ressource administrative", selon l’expression consacrée (bourrage d’urnes, achat de voix, vote des absents, morts ou émigrés, résultats fixés d’avance), tenait lieu de scrutin. À moins d’une guerre peut-être ? Il y eut celle des 44 jours à l’automne 2020, dont Loukachenko, président de Biélorussie, dernier pays satellite de Moscou (dont dépend le maintien de son pouvoir) vient de se vanter d’avoir participé à sa préparation et souhaité la victoire de l’Azerbaïdjan. Malgré la défaite, les Arméniens ne se détournèrent pas de leur Premier ministre régulièrement élu et ne s’associèrent pas aux tentatives de déstabilisation ultérieures.
Les Arméniens sont partis, parce que c’était pour eux une condition de survie.
L’intérêt manifesté ouvertement par le gouvernement arménien d’équilibrer ses relations internationales, notamment en direction de l’Europe, fut jugé par Moscou comme un désir inamical d’émancipation et, bien que les Russes aient "un contingent de maintien de la paix" déployé au Haut Karabagh, ils ne firent rien pour empêcher les Azerbaïdjanais d’en bloquer l’approvisionnement en vivres, en médicaments et en aide internationale. L’assaut de septembre 2023 qui se traduisit par l’évacuation des 120.000 Arméniens – qui y vivaient de génération en génération depuis des siècles – ne fut précédé d’aucun avertissement de Moscou qui avait (comme en 2020) tous les moyens d’observation lui permettant d’en détecter les préparatifs. Curieuse Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) dont les membres se font la guerre… Départ sans retour possible ? Du moins tant que les régimes en cause sont ce qu’ils sont : en déclarant qu’il allait chasser de son territoire "tous ces chiens d’Arméniens" - objectif assumé et rempli - Aliev a clairement défini le caractère ethnocidaire de sa politique. Les Arméniens sont partis, parce que c’était pour eux une condition de survie.
Berceau du christianisme, l’Arménie est souvent considérée comme le premier État chrétien de l’histoire. Risque-t-on de le voir disparaître ?
Le berceau du christianisme est-il pour autant menacé ? La réponse se doit d’être nuancée : le conflit arméno-azerbaïdjanais n’est pas un conflit religieux. C’est le malheur des peuples dont le pouvoir autocratique n’a rien d’autre à offrir qu’un nationalisme exacerbé. Ne pouvant tirer leur légitimité des urnes, les pouvoirs absolutistes inventent des dangers extérieurs pour rassembler leurs peuples et, si besoin, les museler. Propager des discours de haine est, à cet égard, plus efficace que prêcher la fraternité des peuples. Beaucoup d’Arméniens m’ont confié qu’avant les guerres successives qui ont suivi l’indépendance de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan ils avaient d’excellents amis azéris et qu’ils s’étonnaient qu’on en soit arrivé là. Pour ma part, je pense particulièrement à tous ces jeunes, des deux côtés, fauchés à l’orée de leur vie, qui pouvaient rêver d’un autre avenir, non seulement pour eux, mais pour leur pays dans un contexte de coopération régionale qu’il leur revenait d’inventer. Les premiers morts dans les rangs de l’université française en Arménie (UFAR), que j’ai eu le bonheur de mettre sur pied durant ma mission, ont été pour moi comme une perte familiale, tant nous avions échangé avec ses étudiants des premières promotions sur le futur de leur pays, sur les bases d’un Etat de droit, sur la place des femmes, sur l’environnement régional, sur l’ouverture souhaitable des frontières, sur le sens du bonheur… J’imaginais alors que cette université pourrait, par la suite, accueillir des étudiants des pays voisins, Géorgiens, Turcs, Azerbaïdjanais, pour ouvrir des chemins d’entente, de dialogue et de prospérité. La religion n’était pas un obstacle. Dans la tradition arménienne, saint Grégoire l’Illuminateur, tiré de la fosse dans laquelle le roi l’avait fait jeter (le goulag de l’époque, serpents et scorpions en prime), guérit Tiridate de la terrible maladie qui le frappe et lui a fait perdre toute apparence humaine (il se prend pour un sanglier ou un loup dévoreur de sa propre chair) et convertit le souverain, son armée et son peuple au christianisme, faisant de l’Arménie, en 301, le premier pays chrétien au monde. Depuis lors l’Arménie a été engloutie un millénaire dans une succession d’empires dont les noms disparus de nos cartes ne parlent vraiment qu’aux historiens : achéménide, séleucide, parthe, sassanide, romain, byzantin, perse, ottoman, soviétique... L’Arménie est de nouveau là, sur ses trois piliers : la foi, la langue, l’écriture. Peut-être la forme arménienne de la Trinité ?
L’Arménie espère toujours que l’avenir aura raison des sangliers et des loups dévoreurs de leur propre chair. Car c’est de cela qu’il s’agit.
Plusieurs observateurs et spécialistes alertent sur la destruction du patrimoine chrétien dans le Haut-Karabakh (églises, cimetières…) Comment expliquer une telle volonté de détruire ce qui fait l’histoire et la culture d’un pays ?
L’Arménie espère toujours que l’avenir aura raison des sangliers et des loups dévoreurs de leur propre chair. Car c’est de cela qu’il s’agit. La guerre des 44 jours a commencé avec des tirs sur une cathédrale, l’évacuation du Haut-Karabagh où il ne reste plus un Arménien de souche se poursuit avec la destruction de tout le patrimoine culturel, religieux, mémoriel. En avril dernier encore les images satellite rendaient compte de la destruction du cimetière Ghazanchesots à Chouchi. L’idée est d’effacer toute trace d’une présence arménienne sur ce territoire sur le modèle de ce qui s’est passé en Turquie après le génocide de 1915. Mais on n’enterre pas deux fois les morts, on les ressuscite… La justice internationale s’emparera sans doute du dossier.
En mai 2024, l’Arménie et l'Azerbaïdjan avaient annoncé s'être mis d'accord sur une partie de la délimitation de la frontière commune (sur la base de cartes datant de l’époque soviétique). Plus récemment, fin juillet, des représentants de la Turquie et de l'Arménie, chargés de la normalisation des relations entre les deux pays. Un accord de paix durable dans la zone est-il possible ?
La délimitation de la frontière avec l’Azerbaïdjan devrait en théorie être facilitée par l’existence de cartes de l’époque soviétique délimitant les deux Républiques et par la bonne volonté affichée par le gouvernement arménien pour pacifier les relations avec son voisin. Mais il faut bien considérer que la résolution de ce problème, qui pourrait être purement technique et affaire de géographes, enlève un élément de contentieux utile au pouvoir à Bakou pour entretenir le nationalisme à défaut d’adhésion populaire et, au Kremlin, qui n’entend pas perdre le bénéfice d’un "conflit de basse intensité" entre ses deux ex-républiques sœurs, lui laissant un rôle d’arbitre. Fin juillet, Bakou laisse encore sans réponse les propositions du gouvernement arménien, évoque des provocations militaires de l’Arménie et parle d’escalade tandis que Peskov, porte-parole du Kremlin, demande à Erevan "d’éviter le scénario ukrainien". Les sympathies, de toute évidence, ne vont pas à la démocratie.
La France continuera, à coup sûr, à favoriser la poursuite du dialogue, aussi tourmenté soit-il, entre Bakou et Erevan.
La France a-t-elle un rôle à jouer ?
La France continuera, à coup sûr, à favoriser la poursuite du dialogue, aussi tourmenté soit-il, entre Bakou et Erevan. Mais il dépend avant tout de la bonne volonté des deux parties et des arrière-pensées de Moscou et d’Ankara. Son poids sera sans doute plus déterminant dans le rapprochement avec l’Union européenne qui s’est engagée à apporter une aide de 10 millions d’euros dans le cadre de la "Facilité européenne pour la paix" et dans le dialogue noué avec la Commission pour la libéralisation du régime des visas. La France, pays ami de longue date, déjà au temps des Croisades, pays sauveteur et pays d’accueil après "le grand crime" de 1915, accompagnera certainement l’Arménie dans sa volonté, exprimée par le premier ministre Pachinian devant le Parlement européen, de se rapprocher de l’Union européenne "autant que celle-ci le jugeait possible". Enfin la France participe à la modernisation de l’outil de défense arménien. L’Arménie est par ailleurs le seul pays au monde dans lequel un élève peut faire la totalité de sa scolarité de la maternelle à la maîtrise et au doctorat dans un cycle d’enseignement français, sanctionné par des diplômes d’État français, avec leur équivalent arménien pour exercer dans leur pays et participer pleinement à son développement.
Quel avenir pour l’Arménie ?
Il apparaît bien en grisaille aujourd’hui. Mais, ce qui m’a frappé dès mon arrivée dans ce pays, c’est la flamme d’intelligence, l’étincelle laborieuse de ses jeunes, l’acharnement à apprendre et bien-faire, le sens de la famille, du respect – à commencer par celui de soi-même – l’inventivité, la créativité, le goût artistique, le sens affiné, voire tragique, du devoir. 93% de nos étudiants exercent des postes de responsabilité dans leur pays. L’avenir est là, si les canons se taisent.
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