Un livre paru au début de l’été à Londres (et bien sûr pas encore traduit) a déclenché un débat non sans intérêt dans les médias anglophones. L’auteur est Keith Hayward, un Anglais professeur de criminologie à l’université de Copenhague. Il travaille sur les origines, mais aussi les images et interprétations dans la culture des actes et comportements socialement pénalisés. Le titre de son ouvrage (aux éditions Constable) est Infantilized : How Our Cuture Killed Adulthood — ce qui n’est pas facile à rendre mais peut se formuler : "Comment notre culture nous a infantilisés en nous condamnant à l’immaturité."
Les "adulescents"
Les critiques ont reconnu là une sévère dénonciation d’un phénomène déjà identifié bien avant la fin du XXe siècle : ce qu’on appelle en anglais les kidults — mot-valise, formé à partir de kid (gosse ou gamin) et adult (pas besoin de dictionnaire). En France (où apparaît parfois le calque "kidulte"), le prêtre-psychanalyste Tony Anatrella — si, de même que pour l’abbé Pierre, les plaintes contre lui n’invalident pas toutes ses contributions — a trouvé (dès les années 1970, dit-il dans un article de la revue Études en 2003) une assez jolie transposition : "adulescents". Mais c’est aussi le sujet du film Tanguy (2001) d’Étienne Chatiliez (qui a aussi donné en 1988 La vie est un long fleuve tranquille) : un jeune homme de près de 30 ans vit toujours avec ses parents, chez qui il ne craint pas de ramener ses conquêtes féminines.
La journaliste Marie Giral a publié en 2002 Les Adulescents (éd. Le Pré aux Clercs). Et Sociologie de la jeunesse, de l’universitaire Olivier Galland, qui analyse les mêmes faits, en est en 2022 à sa septième édition (chez Armand Colin), la première datant de 1984. Une web-série intitulée The Kidults (histoires de jeunes en colocation) a été mise en ligne de 2014 à 2018 et est repartie en 2023. Une autre série (sur Canal + à partir de 2018, et chez Disney) est Vingt-Cinq : 25 ans est l’âge des personnages, qui "se cherchent". Mais tout cela est dépeint dès 1953 (en noir et blanc) par Federico Fellini (1920-1993) dans Les Vitelloni — c’est-à-dire "les gros veaux", grands gaillards peu pressés de prendre leur place dans la société.
L’autorité de la jeunesse
L’étude de Keith Hayward a été saluée par des moralistes aussi bien "de gauche" que du bord opposé. Pour les premiers, les "kidultes" sont victimes du "capitalisme" qui fait d’eux des consommateurs irresponsables. Pour les seconds, les "adulescents" sont les produits indésirables de la permissivité et du "jeunisme" promus par la "modernité". Cependant, ce qui a peut-être le plus marqué dans le livre est la démolition de Greta Thunberg, la toute jeune (née en 2003) militante écologiste suédoise qui s’est rendue célèbre à 15 ans par des actions spectaculaires (comme sa grève de l’école pour le climat) et un discours agressif : "Comment osez-vous refuser de voir ce qui se passe et prétendre que vous faites le nécessaire !", a-t-elle lancé en 2019 de la tribune de l’ONU aux représentants des États du monde entier.
Les "adulescents" se protègent d’un monde hostile sans essayer de l’améliorer.
Le professeur anglais de Copenhague souligne qu’elle n’a aucune compétence, qu’elle ne dit rien d’original, et que l’autorité qui lui est reconnue révèle le crédit désormais accordé par principe à la spontanéité puérile. Les réponses à cette attaque ont été que la jeune fille avait admirablement saisi comment on réveille les consciences et mobilise les énergies, et que sa popularité manifeste le souci qu’ont les jeunes de l’avenir de l’humanité — si bien que ce mélange de sagesse et désinvolture illustrerait plutôt les mérites de l’"adulescence".
De Rousseau à Michael Jackson
Si l’on prend un peu de recul, on voit que, dans la culture, la valorisation de l’enfance apparaît avec L’Émile (1762), où Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) redéfinit l’éducation comme apprentissage non pas de règles, mais de l’autonomie. Au tout début du XIXe siècle, le romantique anglais William Wordsworth (1770-1850) assure que "l’enfant est le père de l’homme", indiquant par-là que l’adulte que l’on devient demeure dépendant du vécu idéalisé dans son jeune âge, qui l’inspire irréversiblement. Un peu plus tard, Gérard de Nerval (1808-1855) s’avoue nostalgique : "Qu’ils étaient doux, ces jours de mon enfance / Où toujours gai, sans soucis, sans chagrin, / Je coulai ma douce existence / Sans songer au lendemain."
À l’orée du XXe siècle, J.M. Barrie (1860-1937) érige en modèle Peter Pan, héros de sa pièce Le Garçon qui ne voulait pas grandir (1904). En 1946, le pédiatre américain Benjamin Spock (1903-1998) publie un best-seller : Comment soigner et éduquer son enfant. Il y prêche de choyer les gamins afin de les ouvrir à l’altruisme. Il sera accusé d’encourager ainsi le mouvement hippie de rejet des vertus traditionnelles, d’autant plus que lui-même s’engage publiquement contre la guerre au Vietnam. Toujours en Amérique, le psychanalyste Dan Kiley (1912-2004) sort en 1983 Le Syndrome de Peter Pan, où il décrit les cas de plus en plus fréquents de puérilité délibérée chez des adultes. Le plus flagrant depuis est peut-être la star Michael Jackson (1958-2009), notamment avec sa chanson Childhood (Enfance, 1995).
Évasion ou résistance ?
Les références peuvent remonter au puer æternus : l’enfant éternel qu’est le dieu Bacchus au livre IV des Métamorphoses d’Ovide (poète latin contemporain de l’empereur Auguste). Le professeur Hayward n’en tire pas parti et s’attarde plutôt sur l’instabilité sentimentale et professionnelle des jeunes adultes. Il multiplie aussi les exemples concrets de comportements régressifs : on se déguise en héros de comics pour des parties privées ou des festivals ; les fabricants de jouets, de jeux et même de bonbons adaptent leur production à la demande des "kidultes", qui s’est accentuée pendant le confinement dû à la pandémie, etc. La conclusion est négative : les "adulescents" se protègent d’un monde hostile sans essayer de l’améliorer.
Il est clair que l’"adulescence" est un luxe que toutes les sociétés ne peuvent pas s’offrir. Elle n’apparaît guère qu’en Occident développé et "riche".
À quoi il a été objecté que ce n’est pas une évasion, mais une forme assez saine de résistance, qui n’impose rien aux autres. Pour d’autres, cependant, cela alimente le courant woke (où ce qui déplaît est censuré de même qu’est épargné aux enfants ce qui pourrait les choquer) et conforte l’idée que le sexe est une activité innocemment ludique. Selon les psys, l’adulte qui s’infantilise retrouve là une gratuité dont ses obligations quotidiennes le privent. De leur côté, les sociologues expliquent que la technicisation de l’existence prolonge les études et retarde l’investissement dans un métier et une famille, tandis que la puberté devient précoce, si bien que l’adolescence s’étale maintenant de 12 ans à 30 et au-delà. Pour certains, enfin, le sport (pratiqué ou comme spectacle médiatisé) nourrit l’attrait juvénile pour les artifices du jeu…
Se faire tout petit
Il est clair que l’"adulescence" est un luxe que toutes les sociétés ne peuvent pas s’offrir. Elle n’apparaît guère qu’en Occident développé et "riche". L’Évangile n’invite ni à la déplorer, ni à la justifier. Certes, dans les synoptiques (Mt 19, 13-15 et parallèles), Jésus déclare que seuls entreront dans son Royaume ceux qui sont "pareils à des enfants". Or cela ne veut pas du tout dire des irresponsables qui se réfugient dans ce que Pascal appelait le "divertissement". Car les élus sont ceux qui savent avoir leur Père aux cieux, donc être tout au long de leur vie aimés comme des enfants, appelés à être associés à la royauté de Dieu non comme par magie, mais en recevant de lui la grâce de se faire et de rester tout petits, comme lui qui se fait l’un d’eux.