La littérature française compte parmi ses plus jolis poèmes la "Consolation" que Malherbe écrivit à Monsieur du Périer lorsque celui-ci perdit sa fille. "Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses, l'espace d’un matin. Puis, quand ainsi serait que, selon ta prière, elle aurait obtenu d’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière, qu’en fût-il advenu ? Penses-tu que, plus vieille, en la maison céleste elle eût eu plus d’accueil ?".
C'est avec ces mots sublimés par l'espérance que l'on peut contempler à l'école des saints Louis et Zélie Martin le mystère douloureux du petit enfant rappelé au seuil de la vie. Ainsi, des neuf enfants qui naissent de l’amour des époux Martin, seules cinq filles parviennent à l’âge adulte : Marie, Pauline, Léonie, Céline et Thérèse. Hélène (1864-1870), leur quatrième, meurt à cinq ans d’une infection respiratoire, une « fièvre muqueuse avec un poumon engorgé » comme le décrit Zélie. Les époux enterrent leur fils aîné, Joseph-Louis (20 septembre 1866 - 14 février 1867) et son cadet, Joseph Jean-Baptiste (19 décembre 1867 - 24 août 1868) qui succombe à ce que Zélie appelle « une maladie d’intestins », comme sa sœur, Mélanie (16 août 1870 – 8 octobre 1870).
Mystère et scandale de la souffrance
La souffrance qui voit des parents ensevelir leur enfant demeure un mystère et un scandale qui ne peut trouver de consolation, pour les chrétiens, que dans le secours de la foi et l'assurance des retrouvailles dans la vie éternelle. Cette terrible douleur, Zélie Martin la décrit avec son cœur de mère déchiré dans une lettre adressée à son frère Isidore et son épouse Céline, deux jours après la mort de sa fille Hélène, le 22 février 1870 :
Cela m'a fait une impression que je n'oublierai jamais ; je ne m'attendais pas à ce brusque dénouement, ni mon mari non plus. Quand il est rentré, et qu'il a vu sa pauvre petite fille morte, il s'est mis à sangloter en s'écriant: « Ma petite Hélène ! ma petite Hélène ! » Puis nous l'avons offerte ensemble au bon Dieu. [...] Avant l'enterrement, j'ai passé la nuit près de cette pauvre chérie, elle était encore plus belle morte que vivante. C'est moi qui l'ai habillée et mise dans le cercueil ; j'ai cru que j'allais en mourir, mais je ne voulais pas que les autres la touchent. L'église était pleine de monde à son inhumation Sa tombe est à côté de celle de son bon‑papa. Je suis bien triste, écrivez‑moi si vous le pouvez, pour me consoler.
Avant l'enterrement, j'ai passé la nuit près de cette pauvre chérie. C'est moi qui l'ai habillée et mise dans le cercueil ; j'ai cru que j'allais en mourir, mais je ne voulais pas que les autres la touchent.
Du désespoir à l'espérance
Zélie Martin l'écrit avec son coeur de mère : voir mourir son enfant, c'est vouloir mourir avec lui. Lorsqu'ils perdent leur fille, Louis et Zélie Martin ont déjà enseveli deux de leurs enfants et s'apprêtent à en perdre un quatrième, la même année, seulement quelques mois plus tard. Lorsque Joseph-Louis Martin tombe malade, il n'a que quatre mois. Placé en nourrice, c'est dans la nuit qu'un ouvrier accourt pour prévenir les époux Martin : "Venez vite, votre petit garçon est bien mal, on craint qu'il ne meure", comme l'écrit Zélie dans une lettre à sa belle-soeur du 13 janvier 1867, où la jeune mère qu'elle est alors décrit avec inquiétude la douleur qui s'est emparée de son coeur à la découverte de la détresse de son enfant.
Vous pensez que je n'ai pas été longtemps à m'habiller et me voilà en route pour la campagne, par la nuit la plus froide, malgré la neige et le verglas. Je n'ai pas demandé à mon mari de venir avec moi, je n'avais pas peur, j'aurais traversé seule une forêt, mais il n'a pas voulu me laisser partir sans lui.
Joseph-Louis est rappelé au Père un mois plus tard, le 14 février 1867. "Mais le bon Dieu ne m'avait pas tant fait attendre un garçon pour me l'ôter si tôt, il veut me le laisser, il est maintenant en pleine santé. Mais, croiriez‑vous qu'on m'a accusée de ce qui était arrivé, parce que je l'avais fait venir à Alençon par un temps trop froid", estimait pourtant Zélie, quelques semaines avant la mort de son petit garçon.
Je suis vraiment découragée, je n'ai même plus la force de le soigner, cela arrache le coeur de voir un petit être tant souffrir.
Neuf mois après l'enterrement de leur premier fils, Zélie met au monde un deuxième garçon ; Joseph Jean-Baptiste. "Le bon saint Joseph me laissera celui‑là, je l'espère, il en a assez d'un. Il a eu la bonté de m'en renvoyer un autre aussitôt que je lui ai donné le premier" écrit-elle ainsi à Mme Guérin. Les maladies, pourtant, se succèdent et mettent à mal la santé du fragile petit Joseph : "Le petit Joseph est à la maison depuis un mois. La nourrice ayant sa mère infirme, j'ai vu qu'elle avait trop à faire et j'ai préféré le retirer. Il est toujours malade; voilà six semaines qu'il est pris d'une maladie d'intestins, il n'a pas les membres plus gros qu'à trois mois. J'ai beaucoup de chagrin et des tribulations de toutes sortes" décrit Zélie dans un lettre du 11 août 1868.
Le 23 août, l'angoisse est à son comble : "Je suis vraiment découragée, estime-t-elle, je n'ai même plus la force de le soigner, cela arrache le coeur de voir un petit être tant souffrir. Il n'a qu'un cri plaintif. Depuis quarante-huit heures, il n'a pas fermé l'oeil. Il se ploie en deux sous la force de la douleur. [...] Cependant, j'espère toujours, je ne puis me figurer que le bon Dieu ne me laissera pas mon cher petit garçon". Le petit Joseph est finalement rappelé à Dieu le 24 août, à 8 mois seulement : "Mon cher petit Joseph est mort ce matin, à 7 heures. J'étais seule avec lui. Il a eu une nuit de cruelles souffrances, et je demandais avec larmes sa délivrance. J'ai eu le coeur soulagé quand je l'ai vu rendre le dernier soupir. [...] Mon cher petit ange qui était si beau, il a fallu s'en séparer !".
Dieu n'est pas venu supprimer la souffrance
A chaque nouveau deuil, pour moi, il me semble toujours aimer l'enfant que je perds, plus que les autres. Celle‑là était gentille comme un bouquet, puis il n'y avait que moi qui la soignais. Oh ! je voudrais mourir aussi !
C'est là tout le sens de ce célèbre constat que Claudel adresse à Suzanne Fouché : "Dieu n'est pas venu supprimer la souffrance. Il n'est même pas venu l'expliquer, mais il est venu la remplir de sa présence". À la mort de leur fille Mélanie, âgée de quelques semaines, Zélie écrit : "Je suis dans la désolation, j'aimais tant cette enfant. A chaque nouveau deuil, pour moi, il me semble toujours aimer l'enfant que je perds plus que les autres. Celle‑là était gentille comme un bouquet, puis il n'y avait que moi qui la soignais. Oh ! je voudrais mourir aussi !". La souffrance des époux Martin à la mort de chaque enfant, lorsque chacun de ces petits corps sont déposés dans un cercueil injustement trop petit, est bien réelle et humainement sensible jusqu'à aller toucher l'extrême pointe de la douleur. Elle est, en revanche, à chaque fois sublimée et offerte par l'espérance chrétienne qui trouve sa source en Dieu. Dans la famille Martin, à chaque fois que la douleur abonde, la grâce surabonde pour rappeler que Dieu n'éprouve jamais au-delà des forces de ses enfants.
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