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L’actualité est rarement avare de motifs de désolation, d’inquiétude, d’alarme, mais aussi d’indignation et d’accusation ou de culpabilisation. Ces temps-ci, la guerre entre le Hamas et Israël réveille (entre autres) une vieille blessure : celle de l’attitude des chrétiens envers les Juifs. La condamnation unanime de l’antisémitisme génocidaire des nazis a conduit à celle de l’antijudaïsme multiséculaire qui l’avait rendu possible. Cette prise de conscience a conduit à reconnaître lors de Vatican II, dans Nostra ætate en 1965, que l’Église a été comme greffée sur le peuple que Dieu a irrévocablement choisi. En 1986 à la grande synagogue de Rome, saint Jean Paul II a comparé les Juifs à des "frères aînés", et en 2000, pour les souffrances qui leur avaient été infligées, il a glissé un billet de repentance des catholiques entre les pierres qui restent du Temple qu’a fréquenté le Christ à Jérusalem.
Au temps de Vatican II : Le Vicaire et Nostra ætate
Tout cela a néanmoins été mis en doute dès l’époque du concile, en 1963, avec la pièce de l’Allemand Rolf Hochhuth (1931-2020), Le Vicaire, adaptée au cinéma par Costa-Gavras (né en 1933) dans Amen en 2002. Pie XII, pape de 1939 à 1958, y était présenté comme un nouveau Ponce Pilate, dûment informé sur l’ampleur des crimes nazis et préférant ne pas les dénoncer trop explicitement pour des raisons variées et parfois inavouables : crainte d’aggraver les persécutions et que les catholiques en soient victimes par représailles ; souci de neutralité (comme en 1914-1918) afin de rechercher la paix par la diplomatie ; conviction que le communisme stalinien était à terme un ennemi bien plus redoutable que l’hitlérisme ; vieux fond de mépris chrétien du judaïsme où l’on n’avait pas su accueillir le Messie attendu…
Jusque-là, l’action de Pie XII n’avait pas été critiquée : il a indubitablement protégé et caché quantité de Juifs et y a encouragé à Rome et dans les pays occupés par les nazis. Des personnalités israélites comme Golda Meir n’ont pas hésité à le remercier. Mais, vingt ans après, alors que sortent coup sur coup Le Vicaire et Nostra ætate, on se met à stigmatiser son "silence complice" qui ferait de lui "le pape de Hitler". C’est le titre en 1999 de l’ouvrage d’un Anglais férocement anticlérical, John Cornwell (né en 1940). Cette thèse a été démolie comme "un pur mythe" en 2005 dans le livre du rabbin américain David Dalin (né en 1949). On a été jusqu’à qualifier Pie XII de "résistant" et "pape des Juifs".
L’ouverture des archives
Aujourd’hui, les archives du pontificat du pape de la Seconde Guerre mondiale sont accessibles aux chercheurs, alors qu’elles n’auraient dû l’être que soixante-dix ans après sa mort (soit en 2028). Cette ouverture était réclamée depuis longtemps au nom de la suspicion de dissimulations, et elle a été décidée par le pape François en 2020 après des autorisations partielles de ses prédécesseurs. Le dépouillement (encore inachevé) de cette masse de documents n’a donné lieu à aucune découverte sensationnelle, susceptible de justifier les préjugés accablant Pie XII pour son indifférence face à la Shoah.
À regarder les publications des chercheurs, ce qui apparaît surtout est que le pape est loin de décider seul et souverainement de tout. Car avec les informations reçues des nonces (ses représentants dans la plupart des pays), des diocèses et communautés religieuses, sans parler des renseignements spontanément transmis au Vatican par des témoins choqués, il a une conscience aiguë des risques concrets des positions qu’il prendra. Ainsi, à l’été 1942, Pie XII sait sans doute qu’est mise en œuvre la "solution finale" (l’extermination de tous les Juifs), arrêtée en janvier précédent à la "conférence de Wannsee". Et il sait certainement aussi que la protestation des évêques hollandais contre ce racisme a entraîné la déportation vers les camps de la mort de Juifs baptisés. Ce qu’il ne sait pas est qu’Edith Stein est parmi eux.
L’arme du silence
Il choisit donc de "limiter les dégâts", le réalisme prudent plutôt que l’intransigeance morale. Il est de nos jours facile de dire qu’il aurait dû fulminer une condamnation solennelle, quitte à exciter la rage assassine du paganisme hitlérien. Dans son dernier livre, La Guerre du silence. Pie XII, le nazisme et les Juifs (au Cerf), l’historien Andrea Riccardi (né en 1950), cofondateur de la communauté de Sant’Egidio qui se bat contre la pauvreté et pour la paix dans le monde, argumente qu’en ne se précipitant pas dans une réprobation ouverte qui aurait probablement intensifié le mal, le Pape a malgré lui utilisé une des armes des nazis : le silence — celui qu’ils imposaient sur ce qui se passait à Auschwitz, Buchenwald, Treblinka, Belzec…
Cette indifférence apparente mais douloureusement vécue ne l’a pas empêché de s’employer sur le terrain à soustraire aux rafles tous ceux qu’il était possible de sauver.
Cette indifférence apparente mais douloureusement vécue ne l’a pas empêché de s’employer sur le terrain à soustraire aux rafles tous ceux qu’il était possible de sauver. Et ici, de nouveau, le Pape n’est pas seul. Il ne peut pas plus tout faire lui-même, ni tout impulser et coordonner institutionnellement qu’il ne peut s’exprimer crûment en public. Mais, en dépit de préventions tenaces contre les Juifs, les initiatives et prises de risques ne manquent pas à tous les échelons de l’Église au contact direct des détresses, et le Pape est souvent au courant et soutient — toujours secrètement. Les archives nouvellement ouvertes le confirment. L’ouvrage récemment paru d’Andrea Riccardi en tire parti, mais ne fait que prolonger le précédent : L’Hiver le plus long. 1943-1944 : Pie XII, les Juifs et les nazis à Rome (DDB, 2017).
Résistance spirituelle et silencieuse, mais active
Il n’est d’ailleurs pas besoin d’aller fouiller les caves du Vatican pour trouver des preuves de l’engagement d’évêques, de prêtres, de religieux et religieuses ainsi que de simples paroissiens pour aider des Juifs aux abois. C’est par exemple le travail de l’historienne franco-israélienne Limore Yagil (née en 1961), qui a étudié des archives locales en France et publié Des catholiques au secours des Juifs sous l’occupation (Bayard, 2022). Elle explique que, si les trois quarts des Juifs en France ont pu échapper à la Shoah (alors que sept sur dix ont péri aux Pays-Bas et quasiment tous en Pologne), c’est surtout grâce à la solidarité de catholiques (et aussi de protestants), dans une tradition chrétienne, même sans foi militante, de "désobéissance civile" bien plus répandue que l’engagement dans la résistance organisée.
Limore Yagil a déniché des preuves que nombre de fidèles de l’Église se sont discrètement mais réellement mouillés pour sauver des Juifs, y compris dans beaucoup de diocèses où, à la différence du cardinal Saliège à Toulouse ou de Mgr Théas à Montauban, les évêques se taisaient, mais souvent avec leur accord, voire leur complicité, et même parfois le soutien du pape ou du Vatican. Elle montre aussi que 0,5% seulement des quelque 10.000 enfants juifs dont il reste une trace qu’ils ont été recueillis sont devenus chrétiens (à leur demande) et que les certificats de baptême ont généreusement été octroyés sans attendre ni suggérer une conversion. Il y a eu là un silence réaliste et actif qui s’apparente à celui de Pie XII.
Guerre secrète
Cette réalité historique est à l’honneur de l’Église de France. Elle marque l’impossibilité d’assimiler l’incompréhension des Juifs qu’est le vieil antijudaïsme chrétien, malgré les repentances qu’il requiert assurément, à l’antisémitisme raciste et idéologique. Et si l’on veut, pour finir, découvrir à quel point Pie XII détestait Hitler et ne se lavait pas du tout les mains comme Pilate ou Lady Macbeth, on peut lire Le Vatican des espions. La guerre secrète de Pie XII contre Hitler (Tallandier, 2015) de l’historien américain Mark Riebling (né en 1963) : on y apprend que des barbouzes pontificales auraient participé plusieurs révoltes d’officiers allemands qui voulaient se débarrasser du Führer…