Dire qu’un certain nombre de catholiques français a des sentiments peu amènes envers François, et que d’autres l’apprécient beaucoup, est une évidence — voire un double euphémisme. Dire aussi qu’on pourrait relativiser ce phénomène en rappelant les popularités fort contrastées de nombre de papes depuis Pie Ⅵ n’est pas non plus très original. Dire encore que les origines argentines de Jorge Bergoglio ne sont sans doute pas étrangères à ces réactions relève encore de l’élémentaire. Mais peut-être pas tant que ça : car il n’est pas sûr qu’on prenne assez au sérieux ce fait simple que François est Argentin, et qu’il eut 20 ans au milieu des années 1950.
Argentin, François l’est à la manière de nombre de ses compatriotes : d’origine italienne, tissée d’un rapport complexe à une Italie du Nord point si pauvre que cela dans les années 1930. Proximité familiale certaine avec l’Europe et distance tout aussi sûre, tant sa vie s’est construite presque exclusivement en Argentine. Cependant, si la complexe et indirecte expérience migratoire le traverse, il faut sans doute aller au-delà pour comprendre l’attention qu’il porte à l’accueil des immigrés.
Les pauvres au cœur de la réflexion
Car si l’immigration est dans son cas personnel une réalité bénéfique pour ses parents et donc lui, et pour l’Argentine, encore est-il vraisemblable qu’elle ne prenne véritablement sens qu’insérée dans un grand récit efficace qui permet au Bergoglio s’enjésuitant dans les années 1950-1960, d’articuler son histoire familiale à ce que devient l’Église d’Argentine : celui d’une "option préférentielle pour les pauvres marquant en profondeur le catholicisme latino-américain après Vatican Ⅱ, pas tant par la "théologie de la libération" en relation complexe avec le marxisme que par la "théologie du peuple", la "théologie de la pastorale populaire" qui place les pauvres tels qu’ils sont au cœur de la réflexion et de l’action catholiques.
Les pauvres et le peuple, comme sujet collectif recherchant son émancipation socio-économique et possédant sa culture propre marquée par une appropriation spécifique de l’Évangile, sont approchés par l’Église qui se met à leur service. Elle découvre par et pour eux une incarnation spécifique du Christ qui s’est fait pauvre pour enrichir les hommes de sa vie divine, et accepte la lenteur et le pragmatisme nécessaires à la complète conversion de vies individuelles souvent heurtées, la foi salvifique passant avant la morale. On est bien loin des problématiques françaises. Argentin, vous dis-je…
Une manière de gouverner
Argentin encore que le lien entre cette théologie du peuple et les dynamiques des années 1940-1970. Comment ignorer qu’elles furent celles du péronisme, cette espèce fort particulière de populisme porté par le président Juan Perón (1946-1955, 1973-1974) qui allie de manière complexe promotion sociale des couches populaires frappées par les crises économiques suscitant des migrations intérieures, développement industriel, nationalisme et tendances autoritaires marquées ? Comment ignorer la dimension partiellement matricielle du catholicisme dans une partie du péronisme, alternative argentine rêvée à la démocratie libérale capitaliste, au communisme révolutionnaire, au fascisme fusionnel et au conservatisme oligarchique ?
Chacun voit la vérité du catholicisme à l’aune de son expérience locale.
Comment ignorer la proximité qu’eut un temps Bergoglio avec certains catholiques péronistes au début des années 1970 ? Faut-il retrouver dans la manière de gouverner de François certains traits péronistes — autoritarisme, marginalisation des opposants, appel à la base contre les structures intermédiaires, hostilité aux Occidentaux, le tout mis au service d’une réorientation pastorale fondée sur des options théologiques d’origine sud-américaines ? On est fort loin des problématiques européennes. Argentin, vous dis-je…
La contestation de Vatican II
Argentin enfin que le conflit dès les années 1960 avec des catholiques critiques envers Vatican Ⅱ, hostiles à toute option sociale remettant en cause l’ordre établi car comprise comme crypto-marxisme, et pour certains justifiant la répression violente de tout ce qui paraît révolutionnaire. Si l’inspiration doctrinale (une forme de corporatisme conservateur) et pratique (guerre anti-subversive) est en partie française, forgée dans la guerre d’Algérie, le terreau est suffisamment argentin et fécond pour que se développent des groupes "intégristes" et que se soit ouvert en 1979 près de Buenos Aires un séminaire de la Fraternité Saint-Pie Ⅹ. Il alimente, parmi d’autres, la contestation latino-américaine de Vatican Ⅱ, jusqu’à des tendances sédévacantistes dans les années 1980 et 2000, profitant dans les années 2000-2010 de la libéralité de Benoît ⅩⅥ pour s’enraciner sans vouloir transiger. Faut-il alors s’étonner que François goûte peu un traditionalisme catholique symbolisant sans doute pour lui tout ce que l’Église ne doit pas être ni faire ? Argentin, vous dis-je…
Les catholiques et même les papes payent le prix de cette transmutation moderne de l’incarnation qu’ont été les développements politiques des identités nationales.
Argentin donc, après un Allemand et un Polonais dont les origines ont tout autant marqué l’exercice du pouvoir et l’interprétation du catholicisme, au prix de mécompréhensions multiples y compris françaises — car chacun voit la vérité du catholicisme à l’aune de son expérience locale. C’est donc dire qu’en fait, les catholiques et même les papes payent le prix de cette transmutation moderne de l’incarnation qu’ont été les développements politiques des identités nationales. On peut le regretter. Mais tel est notre monde, et il faut bien faire avec, à défaut de le changer en profondeur.