Il y a quelques jours, comme je marchais tôt le matin sur les quais de Seine obscurs et presque silencieux pour aller prendre le train qui me ramènerait chez moi, j’ai retrouvé le Paris de ma jeunesse étudiante, les odeurs de goudron mouillé, les silhouette hâtives, et j’ai songé que j’avais eu une jeunesse très belle, très profonde, très heureuse, la plus riche jeunesse qu’ait pu connaître une homme, même si je n’éprouve aucun désir, ni assez de force pour imaginer la recommencer : ce serait trop. La jeunesse étudiante est le moment des grandes souffrances et des merveilleuses espérances, des profondes blessures et des vraies joies. Elle est l’âge du bonheur qui s’ignore. L’âge de la débauche et de la sainteté, disait Mauriac, qui aimait exagérer.
Héros et pécheur
En tout cas, la plus redoutable épreuve de nos vieillesses tient à ceci que le Christ ne nous y a pas précédés. Il est mort à 33 ans. Il n’a pas connu les défaillances du corps et les épuisements de l’âme, quand viennent ces heures où il ne saurait plus être question ni de débauche, ni de sainteté. Nous avançons seuls dans un monde où les passions s’éteignent, quand s’obscurcissent le soleil et la lumière et qu’approchent ces années dont tu diras "Je ne les aime pas", prévenait l’Ecclésiaste. Le Christ nous laisse nous débrouiller tout seuls avec l’âge qui vient, même si sa tendresse, en certaines heures, devient plus sensible à l’homme qui décline.
Ce "ni, ni", cette indifférence que notre société appelle pompeusement "tolérance" est la maladie d’un monde devenu vieux.
L’étudiant chrétien, en tout cas celui de ma génération, se prenait volontiers pour un héros envoyé dans un monde de ténèbres, quand il sortait de la messe du matin en transportant avec lui sur les trottoirs luisants de pluie l’Eucharistie qu’il venait de recevoir. Il se prenait pour un héros, mais aussitôt ses propres faiblesses venaient le rappeler à l’ordre. Il était pas un saint mais il ressentait parfois avec une force extraordinaire le désir de le devenir.
La nostalgie d’une exigence
Jean de la Croix — mort avant d’avoir eu 50 ans — nous prévient que ce n’est pas par le péché que le démon prend son pouvoir sur nous, mais par une baisse de la charité. L’indifférence : voilà la voie royale du mal dans nos cœurs. Ni péché, ni sainteté. Ce "ni, ni", cette indifférence que notre société appelle pompeusement "tolérance" est la maladie d’un monde devenu vieux. Le Prince de ce monde est vieux, il est revenu de tout.
Nos jeunesses étaient faibles mais elles n’étaient pas tolérantes. Si nous devons éprouver de la nostalgie, c’est la nostalgie de cette exigence que rien ne décourageait. Il ne s’agit pour nous, à défaut de devenir comme des petits enfants, que de retrouver un peu de ce jeune homme que tout blessait et qui aimait passionnément le Christ.