La lettre apostolique du pape François a suscité un regain de dénonciation du "jansénisme", comme du crime suprême dont il faudrait absolument laver Blaise Pascal pour être autorisé à l’admirer. Contre toute rigueur historique, on lit ici ou là que le lien de Pascal à Port-Royal relève seulement de l’entrée de sa sœur à l’abbaye en 1652 ou de son amitié pour quelques solitaires. Quatre cents ans de la mort de Pascal, quarante ans de la mort d’Hergé, même logique. Les Provinciales jouent le rôle de Tintin au Congo et Port-Royal celui de l’abbé Wallez : une fausse note dans l’œuvre ou une influence qui, grâce à Dieu, s’est progressivement estompée. Pour un peu, ce serait même le plus grand mérite des deux hommes de s’être arrachés à leur milieu toxique, "janséniste" (autrement dit pré-intégriste) pour l’un, "d’extrême droite réactionnaire ultra-catholique" (dixit France Inter) pour l’autre. De là des tentatives, toujours vaines, de "dé-port-royaliser" l’auteur des Provinciales.
Contre les jésuites
Les liens de Blaise Pascal avec Port-Royal sont constants et toute chronologie sérieuse égraine ce qu’y reçut Pascal. Prenez celle de Philippe Sellier et Gérard Ferreyroles, dans la belle édition de la Pochothèque (Les Provinciales - Pensées - et autres opuscules philosophiques, 2004) : 1646, "conversion" familiale grâce à des adeptes de Saint-Cyran qui soignent Étienne Pascal (le père de Blaise) ; 1647, Blaise et sa sœur Jacqueline deviennent familiers de Port-Royal de Paris, où Jacqueline entrera en 1652 ; 1648, Pascal écrit à sa sœur Gilberte qu’il adhère pleinement au résumé de la théologie augustinienne qu’a donné Jansen dans son Augustinus ; 1654, après une période plus mondaine, Pascal confie à sa sœur son "dégoût du monde" et déménage pour se rapprocher du monastère, peu avant la fameuse nuit du "Mémorial" ; 1655, il fait une retraite de trois semaines à l’abbaye de Port-Royal-des-Champs... Arrêtons-nous à une dernière date, 1656, celle du miracle de la sainte Épine, par lequel la nièce et filleule de Pascal, pensionnaire à Port-Royal-de-Paris, est guérie d’une fistule lacrymale considérée comme incurable. La lettre sur les miracles que Pascal envisage d’écrire à cette occasion débouche sur son projet d’apologie du christianisme, rien de moins que Les Pensées.
La recherche récente a montré que Pascal, contrairement à ce qu’on a pu lui reprocher, n’invente pas les théories étonnantes qu’il met dans la bouche de jésuites.
Il est donc impossible de faire des Provinciales un écrit de circonstance, voire un texte de pure commande auquel Pascal se serait attelé par simple amitié. C’est le même Pascal que celui des Pensées qui, de toute sa plume et de tout son esprit, s’oppose à des jésuites qui jugent légitime de tuer en duel, et même par surprise, pour sauver son honneur : "Voilà, mon Père, lui dis-je, un pieux guet-apens, mais, quoique pieux, il demeure toujours guet-apens, puisqu’il est permis de tuer son ennemi en trahison" ? (septième lettre). De même, c’est le futur auteur de La prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies qui objecte aux jésuites ces belles maximes : "Jésus-Christ a mis l’honneur à souffrir ; le diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet de tendre l’autre joue ; et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure" (quatorzième lettre). Précisons en passant que la recherche récente a montré que Pascal, contrairement à ce qu’on a pu lui reprocher, n’invente pas les théories étonnantes qu’il met dans la bouche de jésuites, mais qu’il cite ou paraphrase avec fidélité.
La condamnation romaine
Mais alors, dira-t-on, si Les Provinciales ne sont pas une simple erreur de parcours, leur mise à l’Index est, en un sens, plus grave. C’est possible, mais l’ouverture des archives des anciennes congrégations du Saint-Office et de l’Index, depuis 1998, a enfin permis d’en savoir un peu plus sur la condamnation romaine. Premier à mettre au jour le dossier complet et à l’étudier rigoureusement, Jean-Louis Quantin — notre frère, pour le lecteur curieux — a magistralement montré que la mise à l’Index n’avait été due qu’à un seul lecteur — le seul de la commission à lire correctement le français en 1657 —, que cet unique lecteur était un jésuite anti-janséniste et, surtout, que ses annotations manifestent une totale incapacité à prendre en compte le jeu des voix multiples qui font tout le sel et la subtilité des Provinciales. Prenant à peu près tout au pied de la lettre, le jésuite cherche des propositions hérétiques dans un texte qu’il a décidé par avance de condamner. De là à dire que les commissions romaines sont rarement inspirées quand elles se mêlent de juger la littérature, il n’y a qu’un pas, que nous franchirions aisément si Les Provinciales ne se mêlaient pas de leur côté de débats théologiques cruciaux. L’ironie de l’histoire est que l’année 1657 allait marquer un tournant décisif dans l’influence des jésuites à Rome. "Dès l’année suivante, note Jean-Louis Quantin, s’amorçait la grande réaction contre la morale relâchée et, implicitement, contre la Compagnie de Jésus qui alla croissant jusqu’au pontificat d’Innocent XI."
Le ciel contre Rome ?
Les Pensées, on le sait, nous ont conservé une trace de la réaction de Pascal à la condamnation des Provinciales : "Si mes Lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel" (fragment 746). Le ciel contre Rome, le génie de Pascal contre l’écrit papal ? Il y a là une question que ceux qui espèrent une béatification ne pourront occulter, d’autant que Pascal a refusé de condamner les fameuses cinq propositions de Jansénius que le pape décréta contraires à l’orthodoxie catholique, et cela probablement jusqu’à sa mort (l’hypothèse de la "rétractation" ultime ne nous convainc guère). Sur ce point, Pascal peut être qualifié de "janséniste", dans un sens du terme pour une fois rigoureux.
Ce n’est certainement pas une raison pour se débarrasser des Provinciales, qui unissent comme très peu d’écrits les traits polémiques et les accents sublimes, parfois dans le même passage. Ainsi, dans la quatorzième lettre, toujours à propos du duel, ces lignes imprégnées à la fois du rejet des accommodements jésuites, de l’amour du rédempteur et de la contemplation de l’Église :
Aussi cette chaste épouse du fils de Dieu qui, à l’imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les autres, mais non pas répandre pour elle celui des autres, a pour le meurtre une horreur toute particulière, et proportionnée aux lumières particulières que Dieu lui a communiquées. Elle considère les hommes non seulement comme hommes, mais comme images du Dieu qu’elle adore. Elle a pour chacun d’eux un saint respect qui les lui rend tous vénérables, comme rachetés d’un prix infini, pour être faits les temples du Dieu vivant. Et ainsi elle croit que la mort d’un homme que l’on tue sans l’ordre de son Dieu n’est pas seulement un homicide, mais un sacrilège qui la prive de l’un de ses membres ; puisque, soit qu’il soit fidèle, soit qu’il ne le soit pas, elle le considère toujours, ou comme étant l’un de ses enfants, ou comme étant capable de l’être.
Cela vaut évidemment aussi pour l’enfant Blaise Pascal, qu’il ait été fidèle ou pas.