Nous entendons dire que les juges sont en train de prendre le pouvoir en France, d'imposer leur vision du monde, de régler des comptes corporatistes et de désavouer la volonté du peuple exprimée par la loi, à rebours de nos traditions républicaines. L’actualité ne cesse d'en donner des signes : le sort de la réforme des retraites est présenté dans la presse comme lié davantage au bon vouloir des "sages" du Conseil constitutionnel qu'aux décisions des autorités élues ; une juge (syndiquée) du tribunal judiciaire de Mayotte invoque de manière acrobatique la vieille théorie de la voie de fait pour bloquer l’application d'une décision régalienne décidée par l'État avec le soutien des édiles (avant d'être désavouée en appel) ; le Conseil d’État décide que la statue de saint Michel des Sables-d’Olonne sera déboulonnée en dépit des dispositions apparentes de la loi, de la position du maire et d’une majorité de 94% des habitants consultés dans un référendum local. Et ne parlons pas de la condamnation pénale en appel d’un ancien président de la République dont on se demande si la faute n’est pas, plutôt qu’un trafic d’influence apparemment impossible à prouver, d’avoir traité, dit-on, les juges de "petit pois", ce qui est fort désobligeant, mais n’est puni par aucune disposition du code pénal.
Une menace contre la démocratie ?
Le monde politique estime que le gouvernement des juges contrarie la volonté populaire exprimée dans les urnes et peut conduire la société à une explosion. Le parti Les Républicains, reprenant une propositions formulée par le gaulliste Michel Barnier au moment des primaires, vient d'imaginer un "bouclier constitutionnel" afin de rendre le pouvoir à la loi face aux cours suprêmes (Conseil constitutionnel, Cour européenne des droits de l'homme, Conseil d'État, Cour de cassation) qui l'enjambent allègrement. Cette crainte est-elle fondée ? Les juges menacent-ils la démocratie ?
Les juges font un métier difficile, ils ont l'habitude de le faire sous les insultes, mais ils supportent mal qu'on les remettent en question.
Pour répondre à cette question on peut se pencher sur l'exemple de la juridiction pénale qui récapitule assez bien les enjeux de la justice tout entière. Je me rappelle avoir assisté, en raison des fonctions administratives que j’occupais à cette époque, à l’audience solennelle de la Cour de cassation au cours de laquelle le président Nicolas Sarkozy présenta son projet de réforme de l’instruction pénale. Le Président annonçait la suppression du juge d'instruction. C’était en janvier 2009. L'atmosphère était attentive, mais tendue. Pendant le discours présidentiel, un de mes voisins, couvert d’hermines et de décorations, et qui trouvait le discours fanfaron, marmonna entre ses dents : "Il nous le paiera." Ce qui m’avait frappé dans cette colère murmurée était le "nous". Il "nous" le paiera. La corporation se cabrait. On aurait cru entendre un conseiller du parlement de Paris parler de la réforme Maupeou à la fin de l'Ancien Régime. L'ordre judiciaire se sentait humilié par un Président volubile que rien ne semblait pouvoir arrêter.
Au-dessus du commun des mortels
Les juges font un métier difficile, ils ont l'habitude de le faire sous les insultes, mais ils supportent mal qu'on les remettent en question. Deux ou trois ans plus tard, lors d'une nouvelle audience solennelle de la même Cour, le procureur général prit sa revanche. Il se livra devant le garde des Sceaux à un violent réquisitoire contre le Parlement qui avait osé supprimer une formation que la Cour de cassation avait mise en place pour s'arroger le rôle d'examiner les questions prioritaires de constitutionnalité, puis contre le chef de l'État qu'il accusa, sans le nommer, d'afficher du mépris pour les juges, en enfin contre la classe politique à qui il reprocha sèchement de faire porter aux juges la responsabilité du délitement de la société.
Sans faire de fantasme sur le gouvernement des juges, on doit tout de même observer que l’autorité pénale, naguère discrète et fiable, ne cesse plus d’occuper le paysage médiatique et de bavarder.
Il est vrai que ce procureur général était alors à quelques semaines de la retraite et en train de rejoindre officiellement le Parti socialiste : il se lâchait. L'auditoire, séduit, opinait du chef. En l'observant, je songeais qu'à force de se croire seuls capables de défendre les libertés, les juges les plus vertueux peuvent finir par se croire collectivement au-dessus du commun des mortels, ces mortels fussent-ils élus du peuple, fussent-ils chefs de l’État. Toucher l’un d’eux, c’est menacer les droits fondamentaux : ils le disaient déjà en 1771. À cette époque, le roi avait fini par leur céder. Le rappel des parlements et le limogeage de Maupeou fut un des déclencheurs de la Révolution. L'exécutif avait payé cher sa capitulation face aux magistrats.
Ivresse de la communication
Mais qu’en est-il réellement aujourd’hui ? Sans faire de fantasme sur le gouvernement des juges, on doit tout de même observer que l’autorité pénale, naguère discrète et fiable, ne cesse plus d’occuper le paysage médiatique et de bavarder. Il y a quarante ans, on ne voyait jamais un procureur s’exprimer dans la presse. Maintenant les magistrats du parquet font l’ouverture des journaux télévisés. Ils haussent le ton. À propos du récent scandale d’un petit neveu du chef de l’État agressé sauvagement devant sa boutique, le procureur d’Amiens a déclaré : "Il faut que cesse le bal des hypocrites, ceux qui le cœur sur la main jurent leur opposition à la violence […], mais qui depuis des semaines allument des mèches." Fort bien ! Mais est-ce à un magistrat de tenir ces propos ?
Mais si les politiques se couchent, le discrédit de tous les juges sera pour bientôt : il sera meurtrier.
Exercer la justice impose une ascèse verbale à ceux qui en ont la charge. C’est ce qu’on leur apprenait autrefois. Mais avec les réseaux sociaux, le verbe est devenu fou. La différence entre la parole et l’écrit, la parole libre et la plume serve — verba volant, scipta manent — n’existe plus. Tout ce qui est dit est ineffaçable, et l’on dit tout et n’importe quoi. Ce qui est fou reste. Insania manet ! Les réseaux sociaux auraient dû inciter les juges à discipliner l'oral : ils les ont portés à dévergonder l'écrit. L'ivresse de la communication mine la vertu de tous les hommes, même de ceux qui ont juré un jour de se conduire "en tout comme un digne et loyal magistrat".
Quelque chose de plus à prouver
Plus étrange — et moins avouable —, l’autorité judiciaire (que la Constitution de 1958 a pris soin de nommer "autorité" et non pas "pouvoir", comme sont l’exécutif et le législatif), paraît décidée à faire sentir son "pouvoir" sur ce monde d’hommes que reste l’univers politique. Les femmes représentaient 28% du corps des magistrats judiciaires en 1982 ; en 2001, plus de 50%. Aujourd’hui, elles constituent 80% des promotions de l’école de la magistrature. Elles semblent avoir quelque chose de plus à prouver. Nous qui sommes obsédés de parité n’osons pas analyser ce fait que les femmes représentent 80% des formations pénales, et les hommes 80% des condamnés. Le monde pénal a le vent en poupe à la fois parce qu’il n’est pas élu et parce qu’il se féminise : il est doublement dans l’air du temps.
La tentation de montrer son pouvoir face aux mâles politiques de plus de 50 ans est indéniable ; elle est nourrie par la pénalisation de la vie collective, marée venue d’Amérique en même temps que le wokisme. Rien ne freine l’appétit de la machine pénale, ni la paupérisation des tribunaux, ni les défaillances individuelles comme l'affaire Outreau, ni les dérives syndicales, ni même les scandales corporatistes comme le vite oublié "Mur des cons". Le discrédit des élus est consommé avec la complicité active de certains membres militants — certes minoritaires — de l'autorité judiciaire. Mais si les politiques se couchent, le discrédit de tous les juges sera pour bientôt : il sera meurtrier. Nous devons nous souvenir que la colère de 1789, encouragée par les parlements, ne tarda pas à se retourner contre les gens de robe.