Quand j’étais petit, il paraît que j’aimais plus que tout découvrir de nouveaux mots. Lorsque j’en avais trouvé un qui me plaisait, dans un livre, ou à l’écoute d’une cassette, je m’en gargarisais pendant des heures, le déclamant à tue-tête, le faisant sonner et résonner dans tout l’appartement. J’aimais les grands mots, à multiples syllabes, avec des X, des Y, et des Z, et leur force de suggestion était d’autant plus grande que je ne les comprenais qu’à moitié ou pas du tout. Un peu plus tard, je découvrais les gros mots, tout aussi séduisants, avec leur coefficient d’interdit qui me faisait frémir d’un plaisir coupable au moment de les prononcer, en cachette, ou mieux, devant des adultes. Puis pendant mes études, j’appris à jongler avec des mots encore plus grands et gros : démocratie, liberté, droit, constitution, macroéconomie ou récession.
Les mots du catéchisme
Mais dans ma collection de grands et gros mots, augmentée au fil des années, je n’en connais pas de plus grands et de plus gros que ceux du catéchisme : création, péché originel, élection, alliance, incarnation, rédemption, et finalement résurrection. La succession des lectures de la vigile pascale, sans toujours les utiliser comme tels, nous les a tous fait défiler les uns derrière les autres, comme de bons petits soldats de l’armée lexicale chrétienne. De la Genèse aux prophètes en passant par l’Exode, les grands et gros mots de notre foi ont défilé avec plus de discipline que le peuple hébreu poursuivi par les soldats de Pharaon, et avec plus encore de grandeur solennelle. Et parce que nous sommes de bons citoyens et de bons chrétiens, devant le défilé de cette armée lexicale composée de mots tous plus décorés et glorieux les uns que les autres, nous avons salué respectueusement, en brandissant des bougies et en criant notre adhésion. Était-ce si différent des jeux de l’enfant que j’étais ? Ne nous sommes-nous pas gargarisé de mots trop grands et trop gros pour notre petite tête ? Par-delà le charme de leur sonorité et l’autorité de la convention, que savons-nous vraiment des réalités mystérieuses qui se cachent derrière les mots de création, d’incarnation, de rédemption ou de résurrection ?
Du jamais vu
Eh bien, loin d’un apophatisme facile qui se réfugie derrière le mystère comme derrière un cache-sexe (« oulah ! c’est un mystère, surtout n’en disons rien et admettons que nous n’en comprenons pas davantage, ça nous dispensera d’y réfléchir et peut-être même d’en vivre »), il me semble que la résurrection, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ce soir, a beau être un grand et gros mot, elle n’est pas hors de notre portée. Ne serait-ce que parce que le Christ s’est fait chair pour nous la communiquer, cette résurrection, et qu’il n’est pas venu pour rien. Si la résurrection est un cadeau que le Christ nous fait, alors ce cadeau, nous devons avoir en nous les dispositions nécessaires pour l’apprécier.
Si les disciples, qui étaient d’humbles pêcheurs, artisans ou petits fonctionnaires d’Israël ont saisi quelque chose de la résurrection du Christ, il n’y a pas de raison que nous soyons condamnés à en répéter le mot sans en comprendre au moins un peu la réalité. Bien sûr, ils n’ont pas compris d’emblée ce qui était arrivé. La résurrection des morts, c’était de l’inédit, du jamais vu, et ça faisait éclater toutes les catégories de pensée disponibles à l’époque. Il n’est pas certain d’ailleurs que nous soyons beaucoup mieux pourvus depuis sous ce rapport. Mais tout de même, les disciples ont vu Jésus qui était mort, vivant à nouveau. Et cela suffit !
Un jour nouveau qui commence
En vérité, la résurrection c’est simple comme bonjour ! Littéralement, d’ailleurs, c’est simple comme « bon jour ». La résurrection est en effet ce Jour qui, seul, peut être qualifié vraiment de bon parce qu’il est vécu totalement en Dieu et affecté d’un coefficient d’éternité. Et si on trouve encore le « bonjour » trop conventionnel, on peut dire aussi « salut », et on ne se trompera pas. La résurrection est simple comme « salut », comme une vie sauvée du péché, de la mort et de tout mal, parce qu’elle est entre les mains de Dieu. La résurrection du Christ, et la nôtre à sa suite, c’est un « bonjour » et un « salut » que Dieu nous communique depuis le Ciel où il nous attend. C’est un jour nouveau qui commence, et qui ne peut qu’être heureux d’une manière qui nous comble, puisque la promesse de bonheur qui lui est associée n’est pas ternie par l’inquiétude sourde que ce bonheur s’interrompe.
Cette éternelle béatitude pourrait tourner à l’ennui : la simple satisfaction immédiate et perpétuelle de nos moindres désirs finirait par nous lasser, comme l’homme qui se regarde sans cesse dans un miroir finit par se détester et considérer son miroir comme un mur où se fracasser la tête. Mais cette éternelle béatitude n’est pas de cet ordre : elle est l’œuvre de Dieu, qui surprend et excède toujours nos attentes.
La résurrection, c’est aujourd’hui
Simple comme « bonjour » et comme « salut », la résurrection ! Et si on se dit « bonjour » ou « salut » au Ciel, c’est parce qu’on y vit en société, dans une amitié avec Dieu, les anges et les hommes dont nos amitiés terrestres nous donnent un avant-goût, certes, mais sans toutefois pouvoir en donner la mesure exacte, qui est celle de l’amour sans mesure.
Dans la vie religieuse, on se dit rarement « bonjour » ou « salut ». C’est qu’on vit ensemble tous les jours, du matin au soir… C’est souvent le cas aussi dans les familles, et aussi au travail. Cette absence de « bonjour » et de « salut » entre nous devrait peut-être nous alerter. Elle signale peut-être le début d’une routine qui tue la charité fraternelle, et ce serait déjà inquiétant. Mais elle est peut-être aussi le signe discret que nous ne vivons pas suffisamment en ressuscités. Nous n’osons plus souhaiter un bon jour véritable, ni un salut déjà présent. Nous espérons la résurrection, mais pour un jour lointain. Nous la reléguons au paradis des grands et gros mots qu’on dit pour s’en gargariser mais dont on ne vit pas réellement. Ce paradis-là n’est pas le Ciel que Dieu façonne pour nous dès à présent.
Alors de grâce — c’est le cas de le dire —, retrouvons l’usage d’un « bonjour » et d’un « salut » sonores et enthousiastes. Dans la joie de Pâques, faisons résonner le mot de « résurrection » comme autant de « bonjour » et de « salut » que Dieu nous adresse et que nous nous adressons les uns les autres. Vivons déjà en fils et filles de cette résurrection. Amen, Alléluia !