Il y a quelques jours, j’ai écouté avec attention un long débat entre un journaliste et un militant chevronné de l’euthanasie. Ce dernier maniait avec une agilité désarmante ses éléments de langage. Dans sa hotte, se mélangeaient tous les arguments, des plus vrais aux plus mensongers, des plus touchants aux plus fallacieux. Parmi eux, l’un m’a particulièrement offusquée. D’un air doucereux, il affirmait que personne n’a jamais été capable de lui mettre sous les yeux la moindre démonstration de dérives à l’étranger. Il l’a martelé : il n’y a aucune dérive. Pas de boîte de Pandore. Stupéfiant. Rien que cette semaine, ce n’est pas une, mais deux histoires aussi glaçantes que tragiques qui sont venues nous heurter, depuis la Belgique.
Par peur d’une vie atroce
La première m’a émue aux larmes. Nathalie Huygens, 50 ans, est maman de deux enfants. Elle n’est pas atteinte d’une incurable maladie, encore moins en fin de vie. Et pourtant, elle vient d’obtenir son droit à l’euthanasie. En 2016, elle a subi une agression, avec viol, d’une violence inouïe. Ses souffrances psychologiques, profondes et multiformes, n’ont pas encore trouvé de chemin de guérison ou d’apaisement. Aujourd’hui, épuisée, elle témoigne ne pas pouvoir se rendre à l’hôpital aussi souvent qu’elle en aurait besoin, son assurance ne rembourse pas les admissions en psychiatrie. Elle a fait une demande d’euthanasie : "Je veux que la souffrance s’arrête, qu’elle se termine." Ticket létal accordé. Saisissant. Bouleversant. Révoltant. N’a-t-on rien d’autre à proposer face à la détresse ?
Au début, les gens demandaient l’euthanasie par peur d’une mort atroce. Aujourd’hui, beaucoup la réclament par peur d’une vie atroce.
En Belgique, la loi l’autorise pour les patients qui estiment se trouver dans une situation médicale sans issue, qui expriment une souffrance physique et/ou psychique constante, insupportable, qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable. Légalisée en 2002, l’euthanasie était présentée au départ comme ne pouvant être autorisée que dans des situations exceptionnelles de fin de vie. Mais "une fois que vous avez légalisé l’euthanasie, il n’y a pas de retour en arrière possible. C’est comme les vannes d’un barrage, vous ne pouvez pas les refermer", rappelle avec force le lanceur d’alerte Theo Boer, qui nous vient des Pays-Bas et qui n’a de cesse d’avertir les Français sur les conséquences dramatiques que draine irrémédiablement une légalisation de l’euthanasie. Il connaît ce sujet par cœur, il a été membre pendant neuf ans du Comité de contrôle de l’euthanasie. Initialement favorable à l’idée de celle-ci dans certains cas, à l’épreuve du réel, il ne l’est désormais plus. Il le constate : "Au début, les gens demandaient l’euthanasie par peur d’une mort atroce. Aujourd’hui, beaucoup la réclament par peur d’une vie atroce. Ils craignent moins la douleur et l’agonie qu’une existence pénible ou douloureuse." Lors de son intervention devant la Convention citoyenne, il a rappelé, et il faut le savoir, que des dizaines d’euthanasies pour deuil ont lieu chaque année, évoquant aussi l’essor des euthanasies pour cécité, autisme et même chômage. C’est affolant.
Peine de mort volontaire
La seconde est d’un tout autre ordre. On pourrait la croire tout droit sortie d’une série ou d’un polar. Elle n’a rien à voir, met mal à l’aise, mais mérite d’être évoquée car elle donne à penser. Tout commence en 2008. Geneviève Lhermitte est condamnée à la prison à perpétuité pour le meurtre de ses cinq enfants, âgés de 14 à 3 ans. Seize ans jour pour jour après ce drame sordide, le 28 février dernier, à sa demande, elle a été euthanasiée. Une date symboliquement choisie par elle. Cette Belge a demandé à son pays de lui donner la mort. Sa loi de 2002 a fait le reste, puisque ses termes sont aussi flous que vastes, soumis à une interprétation sans limites, comme le devient, finalement, l’accès à cette "mort à la carte". Comment ne pas voir derrière ce cas une sorte de retour de la peine de mort, autochoisie cette fois, dont la sentence viendrait du coupable lui-même ? Derrière ce cas, n’est-ce pas toute la société, par ces lois, qui se retrouve entraînée, bien malgré elle, par une forme d’inédite complicité ou de laisser-faire malaisant ?
Légaliser l’euthanasie serait une rupture, suivie d’un glissement de terrain.
L’anti-modèle belge illustre une fois encore l’inefficacité totale des garde-fous qui prétendaient — à qui veut y croire — pouvoir éviter toute dérive. En réalité, on constate que là où la porte sur le vide du suicide assisté et de l’euthanasie s’est ouverte, les situations ne se limitent jamais longtemps aux personnes en toute fin de vie, mais se propagent partout. Pourtant, ses partisans français font tourner cette rengaine, comme la guimauve à la foire, que ce serait "un droit qui n’enlève rien à personne". C’est fou. C’est faux. Si la loi se laisse modeler de plus en plus par les flots des temps, elle participe aussi à modeler une culture, un pays, une société. Bien sûr que l’impact d’une telle loi serait grave. Lentement, peut-être, mais sûrement, assurément. Légaliser l’euthanasie serait une rupture, suivie d’un glissement de terrain. La peur, par exemple, de devenir un poids pour son entourage grandira à mesure que le regard collectif sur la fragilité se brouillera ou se détournera, à cause de l’existence même d’une telle loi. Cette pseudo liberté poussera d’abord les plus faibles à s’y résigner. On dira : c’est leur droit, c’est ce qu’ils veulent. Ensuite, même ceux qui ne le veulent pas y auront droit.
Soupçons d’instrumentalisation
Nous avons malheureusement sous les yeux toutes les démonstrations qu’il faut, et qu’il est encore temps, de dire stop. Nous sommes samedi 4 mars, au moment où j’écris ces lignes, la convention citoyenne vient de sortir de nouveaux "votes" sur les conditions d’application d’une éventuelle "aide active à mourir" — nouvel euphémisme dont nous sommes désormais priés d’user. Sur le fond, si les certains pourcentages dans les réponses sont aussi consternants que sans réel poids démocratique, certaines questions sont révélatrices : les dérives à appréhender commencent déjà à s’y révéler. Et sur la forme, des citoyens de cette convention ont confié leur malaise et des soupçons d’instrumentalisation. "J’ai l'impression que les dés sont pipés", a confié au Figaro l'une des participantes. "Et je ne suis pas la seule : depuis quelques sessions, disons qu'il y a une gêne qui s'est installée..." Gêne partagée.