"Mais qu’est-ce que vous voulez faire de ceux-là ?" Telle était la question que le policier était venu poser à toute l’équipe alignée dans la petite pièce où il était venu nous rencontrer. C’était déjà le troisième contrôle que nous subissions depuis qu’un soi-disant virus commençait à se propager. Manifestement peu soucieux de notre état de santé, c’était surtout le sens de notre mission auprès des enfants en fin de vie ou des enfants handicapés que ce policier était véritablement venu interroger. L’ironie se mêlait à l'incrédulité dans le ton qu’il avait employé. Venant d’un homme portant une alliance au doigt, probablement marié et père, cette injonction était brutale. Venant d’un Arménien se disant chrétien, ce questionnement était paradoxal.
Cette question a continué de me travailler durant les semaines qui ont suivi cet échange particulier. Jusqu’à ce jour de février où au petit matin nous avons appris la mort d’un de nos orphelins dans l’unité où, depuis quelques semaines, il était hospitalisé. Il venait à peine de fêter sa douzième année… Qu’avons-nous voulu faire pour lui sachant pertinemment que ses jours étaient comptés?
Nous avons voulu le baigner chaque matin, et chaque matin nous émerveiller de son sourire en coin, et de ce râle de bonheur qu’il exprimait comme un refrain alors que nous plongions son corps recroquevillé dans le grand bain. Nous avons voulu remuer doucement ses bras dans l’eau et le regarder nager, faisant allusion au lac Sevan où ses concitoyens arméniens aiment se prélasser. Nous avons voulu l’habiller. Une fois. Deux fois. Trois fois. Six fois dans la journée, s’il le fallait. Autant de fois que son confort le nécessitait, alors que sa maladie le faisait abondamment transpirer.
Nous avons voulu le masser, en partant du bas de son dos puis, remontant vertèbre par vertèbre, jusqu’à sa tête. Nous avons voulu l’allonger sur un grand ballon et observer son corps qui, alors détendu, s’étendait de tout son long. Nous avons voulu l’entendre rire et ronronner chaque fois que nous venions tapoter sur ce ballon, ce qui le chatouillait.
Nous avons voulu le soulager, étirant ses quatre membres plusieurs fois dans la journée, veillant à alterner la position assise et la position allongée. Nous avons voulu le stimuler, en musique, en chansons, avec un plusieurs activités, rencontrant plus ou moins de succès. Nous avons voulu l’embrasser, le cajoler, l’emmitoufler, puis le laisser respirer. Nous avons voulu agir médicalement pour atténuer ses troubles de la déglutition, ses difficultés de respiration et surtout ses douleurs. Nous aurions voulu être plus puissants et plus savants pour comprendre ses peurs, ses crispations et ses pleurs.
Nous avons voulu le visiter chaque fois qu’il était hospitalisé. Nous avons voulu prier avec lui, tout en croyant que, silencieusement et mystérieusement, lui aussi priait. Nous avons voulu faire tout ce que sa vie soit la plus intense possible. Nous avons voulu faire tout ce qu’exigeait de nous sa dignité. Nous aurions voulu faire plus encore. Mais de la même manière que nous avons accompagné naturellement sa vie, nous avons accompagné naturellement sa mort. Et cela, nous l’avons tous voulu, et d’un commun accord.