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Saint François de Sales a été à l’honneur ces derniers temps. On l’a fêté ce mardi 24 janvier. C’est une bizarrerie car, né en 1567, il était mort "en odeur de sainteté" le 28 décembre 1622, à Lyon. Cependant, les siens obtinrent que sa dépouille repose à Annecy, dans son diocèse, ce qui prit près d’un mois. C’est pourquoi sa fête a été fixée au 24 janvier, date de son inhumation. Mais le pape François lui a consacré sa lettre apostolique Totum amoris, publiée le 28 décembre 2022, pour le 400e anniversaire de son rappel à Dieu. Or ce n’est là qu’une des originalités de ce saint, pasteur infatigable, dont l’Introduction à la vie dévote (1608) et le Traité de l’amour de Dieu (1616) ont fait un maître spirituel, et qui a de plus fondé, avec sa disciple sainte Jeanne de Chantal, l’ordre de la Visitation.
À l’aube du journalisme
Un autre paradoxe est en effet que son siège était donc en Savoie, alors qu’il était en titre d’abord évêque de Genève. Mais y étaient au pouvoir depuis 1541, et sans partage depuis 1553, les partisans de Jean Calvin (1509-1564) qui avait rompu avec Rome et ne voulait plus de prêtres et encore moins d’évêque. Un autre aspect inattendu est que saint François de Sales, rapidement béatifié (1661) puis canonisé (1665), et même proclamé docteur de l’Église (1877), a été de surcroît déclaré (en 1923) patron des journalistes. Ce qui justifie ce patronage est qu’il a abondamment recouru à des libelles imprimés et largement diffusés pour débattre (sans invectives) avec ses "brebis perdues" : les calvinistes genevois.
Ce n’était cependant pas encore les journaux périodiques à parution régulière. Dans notre mythologie nationale, le pionnier fut Théophraste Renaudot (1586-1653), converti du protestantisme et protégé de Richelieu, dont La Gazette fut lancée en 1631. Mais elle suivait de peu les Nouvelles ordinaires de divers endroits, qui eut moins de succès, tandis que Le Mercure françois existait depuis 1611 (et fut d’ailleurs repris par Renaudot en 1638). Toujours est-il que les publications un peu "au coup par coup" de l’évêque de Genève forcé de résider à Annecy n’étaient pas encore à proprement parler du journalisme.
Un carme engagé
C’est ce dont s’est avisé au printemps dernier un groupe de catholiques d’Europe du Nord et du monde anglo-saxon travaillant dans les médias. Et ils ont présenté, dans une pétition au pape François, un candidat formellement plus qualifié et d’une sainteté indubitable : Titus Brandsma (1881-1942), un carme hollandais déjà béatifié (en 1985) et qui venait justement d’être canonisé (en mai 2022). Ce religieux entré au noviciat à 17 ans, ordonné prêtre à 24 ans, éducateur et professeur de philosophie (après un doctorat à Rome) et de sociologie, se passionnait aussi pour la mystique : il traduisit sainte Thérèse d’Avila en néerlandais et popularisa la spiritualité rhéno-flamande de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance.
[Titus Brandsma] perçut très tôt la menace du nazisme et mit en garde contre cette idéologie qu’il identifiait comme régressivement païenne.
Mais il avait aussi tenu à passer un diplôme de journaliste professionnel, fut rédacteur en chef de publications pas toutes catholiques, écrivit quantité d’articles et s’attacha à moraliser aussi bien qu’à défendre le travail de la presse. Il perçut très tôt la menace du nazisme et mit en garde contre cette idéologie qu’il identifiait comme régressivement païenne. Quand les troupes allemandes envahirent la Hollande, il encouragea ses compatriotes à résister spirituellement à la propagande hitlérienne, à protester contre la persécution des juifs et à les protéger. Et il incita les journalistes à refuser de soumettre l’information à la censure et aux diktats des occupants. Fatalement, il fut bientôt arrêté et déporté en Allemagne. Il avait toujours été de santé fragile et, transféré de prison en camp jusqu’à Dachau où il arriva déjà très affaibli, il ne tarda pas à être euthanasié.
Un dernier regard de compassion
L’extraordinaire est qu’il remit son chapelet de fortune, fabriqué par un autre prisonnier, à l’infirmière qui lui administrait l’injection mortelle, en lui disant que l’Ave Maria serait pour elle toujours un secours dans les épreuves. Et c’est ce qui s’est passé. Cette jeune femme fut bouleversée par la compassion qu’elle lisait dans le regard de celui qui mourait de sa main, et elle se convertit. Plus de quarante ans après, elle vint témoigner lors de sa béatification.
Saint Titus Brandsma est donc une figure exemplaire. Son rayonnement est d’ailleurs évident aux Pays-Bas et même au-delà. Il est certainement légitime de l’invoquer (sans pour autant oublier ni même négliger saint François de Sales !), si l’on croit à la communion des saints et si l’on sait à quel point il s’est investi dans le métier de journaliste moderne et en a fait ressortir les exigences. Encore convient-il de garder à l’esprit deux particularités pas du tout accessoires chez lui.
La mystique à la source de la morale
En premier lieu, il ne fut pas un journaliste qui s’est trouvé être prêtre, et bien plutôt un religieux carme qui se trouva entraîné dans le journalisme pour répondre à sa vocation même. Tout chrétien est, d’une certaine façon, appelé à la communication, à la quête et au partage pédagogique d’informations sur la vérité du salut et, en attendant, sur la réalité du mal.
Titus Brandsma fut certes victime du nazisme pour s’y être opposé dans la presse et non uniquement parce qu’il était catholique. Pourtant, s’il dénonça la barbarie, ce fut en raison de sa foi — pas seulement à cause de la morale qui en découle ni pour faire du prosélytisme, et, plus profondément, par fidélité à ses maîtres spirituels du Carmel. Car la mystique n’est pas une évasion réservée à quelques privilégiés, mais un discernement des enjeux les plus ultimes, qui fait de l’engagement plus qu’une réaction motivée par la défense d’intérêts ou par un instinct de survie et rend possible l’espérance par-delà le sacrifice.
Les doux ne jugent pas
Par ailleurs, on préférera sans doute ignorer aujourd’hui que ce saint était un gros fumeur. Il y a là comme une tache sur le tableau, car il s’agit désormais d’un vice publiquement plus réprouvé que bien d’autres autrefois honteux. Nous savons, par une lettre retrouvée de Titus Brandsma peu après son arrestation, qu’il dut renoncer à sa pipe, ses cigares, son tabac et ses allumettes — ses geôliers ayant décidé d’interdire ces réconforts. Or il se trouve qu’on lui confisqua tout cela le jour de la Saint-François de Sales de janvier, et cette commémoration l’aida à accepter cette privation de plus. "Heureusement, écrivit-il, je me suis rappelé le doux François de Sales, car sinon, j’aurais pu dire quelque chose de pas gentil du tout."
Il est fascinant que celui qui est proposé comme patron des journalistes ait pensé à celui qui l’était déjà, et ait trouvé chez lui de l’aide dans une circonstance qui n’avait rien à voir directement avec la déontologie médiatique. La conclusion à en tirer est peut-être que la radicalité chrétienne exclut toute raideur ou violence, y compris celle qui consiste à élaborer des règles contraignantes au nom de ce que l’on a reçu et assimilé. François de Sales et Titus Brandsma étaient sans doute des "doux". Ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient mous, laxistes ou relativistes, mais que, comme ceux qui sont dits bienheureux dans l’Évangile, ils étaient au service à la fois de la vérité et de ceux auxquels ils l’annonçaient, en s’abstenant de les juger (Mt 5, 4 et 7, 1). C’est une leçon qui vaut assurément pour les journalistes — et pas seulement pour eux.