Nous sommes, vraisemblablement, au tout début du Ve siècle, ou un peu avant. Le fait est que, l’époque étant agitée, les sources sûres nous manquent. Depuis quelques années, l’île de Bretagne, la Grande-Bretagne actuelle, vit des temps difficiles. Venus des rivages de la Mer du Nord et de la Baltique, des barbares, Angles et Saxons, ont pris la fâcheuse habitude d’organiser chaque été des raids sur les côtes britanniques. À peine débarqués, ils pillent, brûlent, violent, détruisent, et repartent chez eux encombrés de butin et de captifs. Comme si cela ne suffisait pas, les voisins s’avisent d’en faire autant : les Pictes d’abord, des Celtes, comme les Bretons, habitants de l’Écosse moderne, que les Romains, faute de les conquérir, découragés par le climat local, ont parqués derrière le Mur d’Hadrien, forteresse longtemps jugée infranchissable, puis les Scotts, qui, comme leur nom ne l’indique pas, sont en réalité les Irlandais d’aujourd’hui. Même s’ils sont du même sang et parlent des langues proches, les Bretons, romanisés et catholiques, n’ont plus aucune affinité avec ces cousins demeurés libres, hors du joug romain, mais païens. Aussi leurs incursions ne leur semblent-elles pas moins catastrophiques que celles des Germains.
Les Bretons émigrent
Pour en venir à bout, il faudrait des troupes mais, lui-même aux prises avec d’autres menaces, très soucieux de sa propre sécurité et de celle de Ravenne, sa capitale, l’empereur Valentinien III, au lieu de renforcer les défenses de la Bretagne, province lointaine qui ne l’intéresse pas, en fait au contraire rapatrier les dernières légions présentes sur place afin de protéger l’Italie, et sa précieuse personne. Ne reste aux Bretons, par ailleurs pressurés d’impôts car les percepteurs romains, eux, sont toujours là, qu’à se défendre tout seuls. Des milices s’organisent autour de chefs de clans latinisés dont les combats donneront naissance au mythe du roi Arthur. Mais malgré leur courage, ces hommes, aux forces trop peu nombreuses et improvisées, ne peuvent être sur tous les fronts et, d’année en année, les attaques barbares se font plus fréquentes et plus audacieuses, s’enfonçant dans les terres. Pire encore, des Angles et des Saxons, ayant mesuré la faiblesse de l’île, s’y installent, colonisent des zones entières dans l’est du pays, amènent femmes et enfants, exproprient les autochtones pour s’emparer de leurs terres, les asservissent et veulent leur imposer le retour au paganisme. Alors, parce qu’ils n’ont plus le choix, et que leur foi a plus d’importance que leurs biens, les Bretons s’en vont. Par villages entiers, sous la conduite de leurs évêques et de leurs chefs de clans, ils prennent la mer et cherchent refuge en Armorique gauloise, la future petite Bretagne, ou sur la côte ouest de l’Espagne, dans ce qui deviendra la Galice et les Asturies.
Dans la mythologie celtique, le saumon est un animal doué de puissants pouvoirs, un intermédiaire entre les hommes et le divin
Parmi ces émigrants, il y a les parents de Corentin. Et c’est là que nous retrouvons notre fameux poisson. Les étymologistes sont partagés en ce qui concerne le sens de ce prénom celtique. Longtemps, ils ont pensé que Caourentin venait du vieux breton Cobrant, qui signifie "secours". Aujourd’hui, ils penchent pour une autre racine et une autre signification ; le prénom viendrait du mot Kereug, qui désigne le saumon remontant la rivière. Or, dans la mythologie celtique, le saumon est un animal doué de puissants pouvoirs, un intermédiaire entre les hommes et le divin, car il vit dans l’eau des fontaines, qui sont des portes vers le monde des morts et des dieux. Le manger, c’est communier à l’univers invisible et être initié à ses secrets. C’est en gardant cette explication en mémoire qu’il convient d’aborder la suite de notre histoire, qui a tant fait rire les beaux esprits.
Le poisson immortel
Donc, Corentin est né en Cornouaille armoricaine, où ses parents se sont installés, vers 375 selon les uns, quelques décennies plus tard selon les autres, et cela n’a guère d’importance. Brillant, il semble destiné à quelque grand emploi et à de beaux succès dans le monde, mais cela ne l’intéresse pas. À peine sorti de l’adolescence, le jeune homme renonce à cet avenir et s’enfonce dans les forêts du Porzay, non loin du futur bourg de Plomodiern où son culte restera vif. Là, il vit en ermite, dans la solitude et la prière, méditant les Écritures. Absorbé par ses méditations, il n’a pas loisir de se soucier de chercher de quoi se nourrir. Non loin de sa cabane existe une fontaine antique, sûrement vénérée depuis la nuit des temps et, dans cette fontaine, vit un saumon. Chaque jour, Corentin attrape le poisson et détache sur son corps un filet qui lui procurera son repas quotidien puis il le remet à l’eau et l’animal se reconstitue miraculeusement.
Parfois, s’il arrive que des prêtres, des évêques bretons, tels saints Malo et Paterne, voire le roi Gradlon, en réalité un tiern, un chef de clan qui a installé son peuple migrant en Cornouaille et appellera un jour Corentin à devenir évêque de la cité de Quimper qu’il a fondée, lui rendent visite, le saumon ou des anguilles assurent un repas à tous les convives. À chaque fois, le miracle du poisson immortel se reproduit.
Sous le code "Ichtus"
L’on peut évidemment, car rien n’est impossible à Dieu, lire l’histoire au premier degré, comme elle est représentée sur les beaux vitraux de la cathédrale Saint-Corentin de Quimper. Et tant pis pour les rieurs qui n’y voient qu’un conte pour enfants un peu niais. L’autre lecture, qui d’ailleurs n’exclut pas la première, remonte aux croyances préchrétiennes : le saumon que Corentin pêche et dévore chaque jour, c’est la parole et la sagesse divines dont il se nourrit indéfiniment et qui a le pouvoir de le rassasier sans s’épuiser jamais. Vous saurez désormais pourquoi le poisson, cet ichtus des premiers fidèles qui dissimulaient dans son nom ce message de reconnaissance codé — Iota comme l’initiale de Yesus, Chi comme celle de Christos, Tau comme celle de Theou, génitif du mot Theos (Dieu), Upsilon, comme celle du mot Uios (Fils), Sigma, comme celle de Sôter (Sauveur), professant ainsi Jésus le Christ, le Fils de Dieu, le Sauveur — est le symbole sacré qui accompagne partout l’évêque de Quimper.