Marcel Proust, dont nous avons fêté le centenaire de la mort le 18 novembre, n’a guère convaincu les commentateurs catholiques, du moins tous ceux qui croyaient pouvoir s’appuyer sur des critères moraux pour juger une œuvre. Le célèbre abbé Bethléem (1869-1940), qui passa sa vie à séparer le bon grain et l’ivraie littéraire, ne fait pas dans la nuance dans son best-seller Romans à lire et Romans à proscrire. Placé dans les romans à proscrire "en vertu de la morale chrétienne", À la recherche du temps perdu est dénoncé comme un livre "où s’étale, à plus d’une page, la lubricité la plus basse". À ceux qui ne sont jamais parvenus au bout, l’abbé Bethléem offre même sur un plateau une excuse vertueuse : "Il s’achève par Le temps retrouvé, en deux volumes particulièrement répugnants."
Un manque de maîtrise intérieure
Jacques Maritain, qui mena pourtant une réflexion et un combat essentiels pour arracher la littérature aux anathèmes cléricaux, n’était pas beaucoup plus engageant : "Pour écrire l’œuvre d’un Proust comme elle demandait à être écrite, il aurait fallu la lumière intérieure de saint Augustin. Hélas, c’est le contraire qui se produit et nous voyons l’observateur et la chose observée, le romancier et son sujet en concurrence d’avilissement." La remarque peut certes offrir un défi stimulant à un jeune romancier — écrire La Recherche revue et corrigée par un saint —, mais elle ne fait guère avancer l’étude de Proust. Maritain avait dû oublier ce jour-là sa judicieuse recherche des "vérités captives" dans des œuvres d’athées ou d’agnostiques.
Il avait été, d’ailleurs, un des premiers à percevoir l’immense écrivain en germe chez le jeune Proust encore inconnu.
En romancier pénétré de la nécessité d’explorer la nature fissurée par le péché et d’y guetter les éventuelles traces de la grâce, Mauriac tenta d’aller au-delà du rejet pur et simple de l’œuvre de Proust au nom de la morale. Il avait été, d’ailleurs, un des premiers à percevoir l’immense écrivain en germe chez le jeune Proust encore inconnu. Parlant de La Recherche, Mauriac n’oubliait pas entièrement la question morale en littérature, mais il évitait la confusion des domaines.
Aussi faisait-il de la morale d’un auteur une exigence intérieure, bien plus qu’une préoccupation de ne pas heurter les jeunes filles. À cette aune, il ne juge pas la somme romanesque de Proust comme un bloc, mais estime que la deuxième partie est partiellement gâtée par le manque de maîtrise intérieure de son auteur : "Il m’a toujours semblé que le roman de Proust, en tant que roman, n’atteint à la perfection que jusqu’au moment (à partir de La Prisonnière) où le cancer sexuel, longtemps dissimulé, éclate enfin, se généralise et finit pas altérer sinon par détruire tous les personnages, au point de ne plus laisser subsister d’intact que l’auteur lui-même, qui se dresse seul sur les ruines admirables de son propre roman et le sauve." À l’évidence, Mauriac avait pris le temps de lire et relire l’œuvre de Proust, qui l’accompagna jusqu’à la fin de sa vie, avant d’émettre une réserve morale sur sa perfection littéraire.
L’esthétique appelle l’éthique
En somme, Mauriac retrouve l’exigence morale dans l’ordre de l’écriture, après l’avoir congédiée dans l’ordre du choix du sujet. Lui-même tiraillé entre la peur de scandaliser les âmes fragiles et la certitude de devoir rendre compte de la profondeur de la déchéance d’un monde rongé par le mal, il aboutit à cette conclusion, dans ses Mémoires intérieurs : "Plus j’y songe et plus je me persuade que l’esthétique appelle l’éthique. La maîtrise : c’est la même loi qui s’impose à l’artiste et à l’homme. Tu domineras ton œuvre dans la mesure où tu auras dominé ta vie." Cette dernière leçon ne vaut pas que pour les artistes, sans doute.