Les premières notations sur Internet sont apparues en 1995 sur Amazon, invitant ses clients à doter d’étoiles les produits achetés sur son site. TripAdvisor lui emboîta le pas peu de temps après, en proposant aux clients d’évaluer restaurants et prestations hôtelières. Depuis, l’avis noté s’est répandu : nous notons le site qui nous a vendu notre nouveau lave-linge, nous notons le livreur, aussi bien que les capsules de lessive. Nous notons un médecin, un plombier, un manga. M. Lambda note les Fleurs du Mal tout autant que le fil dentaire par packs de trois.
La mathématisation du réel
Cette épidémie de notes, d’étoiles, de like ou de cœurs traduit la mutation profonde de la société : le réseau remplace le lien, Internet et sa toile supplantent le tissu social. En effet, l’offre de services et de biens devient pléthorique, et faute de pouvoir voir et toucher nous-mêmes ce que nous achetons, faute de pouvoir rencontrer ceux qui proposent leur services, faute de pouvoir échanger les yeux dans les yeux, nous sommes bien obligés de nous fier à la moyenne des avis anonymes.
On connaît les avantages pratiques de ces notations, on en connaît aussi les dérives, telles que les faux avis, les critiques irrationnelles ou vengeresses. On en redoute le détournement sous forme de note sociale, celle qui compilera toutes les données circulant sur votre personne pour en tirer l’évaluation de votre profil : déjà pratiquée en Chine, la note sociale peut vous priver de crédit bancaire, ou du choix de l’école de vos enfants.
Les qualités immatérielles ne sont pas quantifiables.
Or la mise à distance de ces notations est absolument nécessaire. Galilée avait émis un rêve : convertir la nature en langage mathématique, autrement dit mathématiser le réel, ce qui put donner naissance à la physique moderne. La nature, passe encore, mais la Légende des Siècles ? Deux étoiles parce que c’était trop long avec des mots compliqués, mais cinq étoiles aux 365 histoires de Toto parce que "conforme aux attentes" ? Un nombre de like donne l’illusion de l’objectivité mathématique, mais sera toujours trompeur, car on ne peut pas chiffrer l’immatériel. Les qualités immatérielles ne sont pas quantifiables.
La dignité n’a pas de prix
Remettons alors à leur place ces évaluations, car elles n’ont entre elles aucune commune mesure, elles tentent de donner un prix à ce qui ne peut en avoir. "Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité, écrit Kant. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent, en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité" (Fondements de la métaphysique des mœurs). En quelques mots, le philosophe nous fait comprendre pourquoi nos notations nous fourvoient. Nous réduisons des œuvres uniques au rang de produits interchangeables, nous finissons par considérer les personnes comme nous évaluons des marchandises.
Ne pas avoir de prix, voilà ce qui fait la valeur intrinsèque de toute personne humaine, voilà ce qui fait sa dignité. Gardons cela en tête avant d'émettre un avis.
Or redisons-le : tout ce qui peut être échangé à un prix, que l’on pourra afficher sur une étiquette. Quant au reste : l’amour, l’amitié, le génie, la vie humaine, c’est bien simple, ils n’ont pas de prix. Aucun langage chiffré ne pourrait jamais exprimer leur valeur. Ne pas avoir de prix, voilà ce qui fait la valeur intrinsèque de toute personne humaine, voilà ce qui fait sa dignité. Gardons cela en tête avant d'émettre un avis.
Et avant de lire tout avis vous concernant, faite chanter encore en vous la parole de Dieu : "Tu vaux cher à mes yeux et je t’aime" (Is, 43, 4). Disons-le et redisons-le à nos ados hypnotisés par le nombre de like affichés sur leurs profils. Isaïe nous le rappelle : notre valeur dépasse tout ce qu’on peut connaître en ce monde, ce prix infini a été payé d’un amour infini. Voilà qui vaut toutes les étoiles du monde.