Dans notre société, nous voulons absolument tout mesurer : il nous faut des nombres, des pourcentages. Cette boulimie de connaissance mesurée nous est nécessaire afin de pouvoir juger de tout. Agrippés à un taux d’inflation et à l’augmentation du pourcentage de hausse des taux d’intérêt, nous rebondissons sur la parité entre l’euro et le dollar avant de nous lamenter sur le nombre de personnes qui meurent de faim dans le monde et la superficie en hectares de forêts brûlées cet été. Si j’ai un chiffre, je sais ; si je sais, je peux donc parler et donner mon avis, et mon avis est vrai puisque je connais les chiffres. Mais le chiffre n’est pas convoqué pour d’abord offrir une connaissance : il est proclamé afin de produire une émotion. C’est un paradoxe étonnant qui naît alors ; la vérité brute, froide et mathématique d’une mesure engendre des conséquences émotionnelles souvent sans commune mesure avec la vérité mathématique énoncée. Le chiffre va donner raison à la vérité de notre émotion que nous allons pouvoir alors tranquillement infliger aux autres.
Le choix des chiffres
Cette réaction émotionnelle sera liée à la sensibilité qui est la nôtre concernant le chiffre reçu : je serai par exemple plus sensible qu’un autre aux nombres d’églises profanées en France en 2021, parce que je suis chrétien et parce que je suis prêtre. Mais quelles seront les conséquences de cette émotion ? Plus elle sera forte, plus je vais agir pour ou contre ce chiffre reçu. Ainsi, si l’on veut rallier à sa cause le plus grand nombre d’adeptes, il va falloir assener sans se lasser des chiffres qui vont créer de l’émotion afin de pousser les gens à réagir, quitte à ce que ces chiffres occupent tout l’espace médiatique au détriment d’autres, tout aussi importants, voire bien plus graves, mais relégués en second plan parce que l’émotion nationale s’est emparée d’une réalité.
Il nous faut avoir des émotions sélectives, car l’on ne peut s’émouvoir tout le temps sur tout. Ainsi, nous suivrons l’information heure par heure concernant un pauvre béluga échoué sur une plage normande en participant à l’émotion collective tandis que trente migrants morts noyés le même jour en Méditerranée ne feront qu’un entrefilet. Un parti politique nous serinera toute la journée le drame — réel — des femmes violentées dans leur couple au point que l’on en oubliera que cinquante enfants sont violés chaque jour en France ou que 6,7 millions de personnes sont mortes de faim depuis le début de l’année.
Dépasser ses émotions
En travaillant avec des adolescents, on travaille souvent sur l’émotion : c’est l’âge de l’indignation, de la réaction, souvent de l’action militante. C’est beau à voir et à entendre, il est passionnant de discuter avec eux et de voir leur réflexion s’étayer, se contredire, leurs émotions à fleur de peau et leur désarroi devant notre passivité d’adultes. Mais en fait, les éduquer — c’est-à-dire les conduire vers le haut — n’est-ce pas leur permettre de critiquer leurs émotions et de ne pas les laisser en faire l’alpha et l’oméga de la vérité, de l’action et de la nécessité ? Notre société d’adolescents reste dans l’émotion longtemps après l’âge de l’acné, car certains se servent de ce ressort pour faire avancer leurs intérêts sociétaux ou économiques.
La spiritualité catholique a toujours été critique face aux émotions : sans les nier, ce qui relèverait de la négation de notre humanité, il faut les dépasser par la volonté, la mémoire et l’intelligence.
La spiritualité catholique a toujours été critique face aux émotions : sans les nier, ce qui relèverait de la négation de notre humanité, il faut les dépasser par la volonté, la mémoire et l’intelligence. C’est aussi une bonne nouvelle, donc une libération, de permettre à nos contemporains de prendre de la distance par rapport à l’émotion pour en revenir au réel, tel qu’il est vraiment et non tel qu’on nous le sert. Nous ne serons certes pas à la mode, mais ce n’est pas notre vocation.