Les relations de saint Martin avec l’armée auront toujours été particulières, pour ne pas dire compliquées… Fils d’un haut officier païen, très à cheval sur la discipline et père assez peu aimant, Martin, on le sait, a 16 ans lorsqu’il est, à la demande paternelle, incorporé de force dans la cavalerie romaine, afin de mettre un terme à ses velléités de baptême. Sur la suite de sa carrière, ses biographes restent divisés.
A-t-il, comme beaucoup d’historiens modernes l’affirment, à tort peut-être, accompli les vingt ans de service dus à l’empereur ou n’en a-t-il fait, comme le disent les sources anciennes, que quelques années, obtenant de façon providentielle son congé prématuré ? Au fond, peu importe, même s’il est probable que Martin ait encore été un jeune homme quand il a reçu le baptême et choisi de consacrer sa vie à Dieu.
Le seul véritable héroïsme selon Martin
Il n’empêche que le temps passé sous les enseignes impériales, et la rigide éducation reçue en son enfance, l’ont marqué. Martin le pacifique, parfois un peu objecteur de conscience, est cependant pénétré d’esprit militaire et de discipline ; il est aussi profondément patriote en une époque où les notions de catholicité et de romanité tendent de plus en plus à se confondre. Né aux frontières menacées de l’Empire, il sait ce qu’en coûte de les défendre contre les Barbares de l’extérieur et les insurgés de l’intérieur, nombreux dans une Gaule toujours agitée, envers lesquels il éprouve peu de sympathie.
Soldat chrétien, Martin brave tous les dangers pour le Christ mais se refuse à tirer l’épée et à verser le sang de son prochain, toujours en quête d’une solution pacifique aux conflits. Il a le culte du courage, une tradition familiale, mais pas celui de la force brutale. Des paradoxes qu’il résout en vouant une profonde dévotion à la longue cohorte des martyrs militaires, suppliciés en grand nombre entre les années 280 et 320, lorsque les derniers empereurs persécuteurs tenteront en vain d’éradiquer les chrétiens de l’armée. Pour Martin, le seul véritable héroïsme est celui de ces hommes qui ont su demeurer fidèles jusqu’au bout à leur vrai Chef, le Christ Souverain.
Pèlerinage aux martyrs d’Agaune
Plusieurs fois dans sa vie, Martin franchit les Alpes, non sans courir à l’occasion de grands dangers lors de ces voyages. Très tôt sans doute, il a fait le pèlerinage d’Agaune en Helvétie, ce site où, en septembre 287, l’empereur Maximin a condamné à la décimation, l’exécution d’un homme sur dix, puis au massacre général une unité entière de ses légions, coupable d’avoir refusé de sacrifier aux dieux et de se rendre en Gaule combattre les révoltés bagaudes présentés comme chrétiens.
Au moins une centaine de soldats pour la plupart originaires de la Thébaïde, en Égypte, où leur légion est traditionnellement recrutée, tous chrétiens, ont ainsi péri un à un, encouragés à tenir bon par leurs trois officiers, Maurice, Exupère et Candide, décapités les derniers sur les cadavres de leurs camarades. À en croire les témoins, et la tradition en conservera le souvenir, le massacre a été si épouvantable que la prairie où il s’est perpétré n’a pu boire tout ce sang et que l’herbe a continué à suinter une rosée empourprée.
Les détails de l’histoire, relativement récente encore, sont bien présents, et quelques témoins de l’événement encore vivants lors du premier pèlerinage de Martin, profondément touché d’avoir pu se recueillir en ce haut lieu de la foi. Il n’oubliera pas les martyrs d’Agaune et la profonde admiration qu’il leur porte.
Le sang de saint Maurice
À une date mal déterminée, au tournant des années 380-390, peut-être à l’occasion du centenaire du drame, Martin retourne à Agaune. Il n’est plus le jeune pèlerin inconnu de son premier passage mais l’évêque de Tours, métropolitain de la Lyonnaise Seconde, la principale personnalité religieuse au nord des Alpes, un saint thaumaturge entouré de la vénération générale, craint et respecté des empereurs. Sa réputation le précède.
Pour cette visite à Agaune, Martin n’est pas venu les mains vides. Lui qui vit dans le plus extrême dénuement, vêtu comme un mendiant, dormant par terre et méprisant les richesses et le luxe qui accompagnent trop souvent l’épiscopat a, fait rarissime, manqué à ses habitudes de simplicité ; il apporte au tombeau des martyrs un vase de grand prix, en sardoine, don de l’évêché de Tours. En échange, cependant, il réclame, et il obtient, que lui soit donnée une fiole contenant un peu du sang de saint Maurice. En effet, conformément à l’usage de l’Église, après la mort du tribun, le dernier de tous, quelques chrétiens ont osé recueillir le sang des suppliciés et l’enterrer près de leurs dépouilles afin d’attester qu’ils sont morts pour le Christ. Il faut la réputation de Martin pour que le martyrium helvète consente à lui céder une si inestimable relique.
La troisième fiole
Logiquement, Martin va rapporter ce trésor sans prix à Tours. Là, le sang de saint Maurice est divisé en trois flacons plus petits. L’un restera dans la cathédrale tourangelle, où la fête des martyrs de la Légion thébaine, le 22 septembre, est solennellement célébrée. La seconde sera déposée dans l’église de Candes, où des analyses révéleront qu’il s’agit en effet de sang humain. Quant à la troisième, Martin la conserve pour une grande occasion. Elle se présentera lorsque l’un de ses disciples, Maurille, qu’il a formé dans son monastère de Marmoutier, aux portes de Tours, et qui s’est retiré pour vivre dans la prière sur le Mont Glonne, au-dessus de la Loire, où la Sainte Vierge lui apparaîtra un jour, est appelé au trône épiscopal d’Angers, qu’il occupera plus de trente ans.
Pour Martin, l’élection de Maurille à l’évêché angevin, alors que, jadis, lors de son arrivée à Tours, le clergé local n’a su qu’inventer pour l’humilier et se dérober à son autorité de suffragant, est en effet une victoire ; il a, comme il le souhaitait, réussi à réformer les mœurs ecclésiastiques, à écarter les carriéristes et à rappeler à tous que l’évêque est là pour servir. Cette réussite mérite bien un cadeau d’exception. Ce sera la troisième fiole de sang du martyr qu’il offrira à Maurille. Voilà comment un martyr égyptien supplicié en Suisse a donné son nom à la cathédrale d’Angers puis est devenu le patron de l’Anjou.