Le livre de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies paru à l’automne dernier : Dieu, la science, les preuves (Éditions Trédaniel) est un succès. Car non seulement il s’est bien vendu, mais encore il a fait réagir et a ouvert des débats, pas uniquement entre croyants et incroyants et aussi entre chrétiens, et tant scientifiques que philosophes ou théologiens. Les questions soulevées ne sont pas sans intérêt et méritent quelques remarques ou observations.
Le sous-titre du livre est audacieux : L’aube d’une révolution. Ce dernier mot peut paraître un peu fort. Mais il est sûr que le paysage intellectuel et culturel a changé depuis la fin du XIXe siècle. Le temps est révolu d’une incompatibilité déclarée radicale et définitive entre science et foi, la première refoulant la seconde (et, plus largement, toute religiosité) au rang des superstitions condamnées à disparaître par la marche irrésistible du Progrès dans un "sens de l’histoire" idéologiquement prédéterminé. Un des services rendus par le livre de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies est de dresser, pour le lecteur moyen, un tableau de la plupart des découvertes et avancées encore loin d’être universellement assimilées qui désamorcent bien des arguments utilisés pour établir que l’hypothèse "Dieu" est totalement arbitraire, comme une illusion sans objet réel et vérifiable.
Ressources et limites de l’intelligence humaine
Est-ce à dire que l’on peut désormais "prouver l’existence de Dieu" ? En fait, chacun de ces trois mots pose un problème. Commençons par la notion de "preuve". Elle a un petit côté terroriste — ou du moins contraignant. Celui qui refuse de se laisser convaincre par une preuve est soupçonné d’être soit idiot, soit malhonnête (voire les deux à la fois). On sort du champ de la rationalité et aucun dialogue ne peut se développer. Or la foi chrétienne ne prétend nullement que Dieu soit évident au point qu’il faille être particulièrement obtus (volontairement ou non) pour le nier. Le Catéchisme de l’Église catholique (n. 287), suivant en cela Dei Filius de Vatican I (1870), "enseigne que Dieu […] peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées".
Le discernement de « Dieu » par la seule raison est possible, mais jamais obligatoire ni complet.
Ce "peut" est à souligner. Le discernement de "Dieu" par la seule raison est possible, mais jamais obligatoire ni complet. D’un côté, en effet, l’expérience et la vision que l’homme a du monde et de lui-même, avec son aspiration à l’infini en même temps que la conscience de sa propre finitude, l’amènent à concevoir comme "naturellement" un Créateur. Mais cette hypothèse ne s’impose pas absolument à tous sous peine d’imbécillité ou de manque d’objectivité. Si puissants et convergents que soient les indices de la présence et même de l’action de "Dieu" dans l’univers et jusqu’au cœur de chacun, l’irrécusable réalité du mal et de la mort jusque dans "la nature" stimule le doute qui peut aller jusqu’au refus.
L’Église reconnaît aussi bien les ressources que les limites de l’intelligence humaine et les explique même. Le Créateur est radicalement distinct de sa création, un peu comme l’est la cause de l’effet ou l’ouvrier de ce qu’il produit. Si l’homme peut percevoir "Dieu", c’est parce qu’il est la créature que celui-ci a faite à sa propre image (Gn 1, 27). D’une certaine façon, la création entière "parle" de son auteur à ceux qui lui ressemblent assez pour être portés à analyser ce qu’ils ressentent. Mais ces perceptions ne sont pas dues à des apparitions flagrantes : le Verbe qui suscite du néant le temps, l’espace et la matière ne se cache pas ; mais il ne dévoile pas non plus là tout son dessein et ne choisit ni destinataires ni interprètes. Il en va tout autrement lorsqu’il s’adresse historiquement à Noé, à Abraham, à Moïse…
La raison, la grâce et la liberté
Le Catéchisme ajoute donc que la "connaissance “naturelle” [de “Dieu”] a besoin, pour approfondir, d’être éclairée par la Révélation" — entendons : la Parole qui parvient aux patriarches et aux prophètes, qu’ils transmettent et qui se manifeste sans plus aucun voile ni intermédiaire lorsque "le Verbe se fait chair" (Jn 1, 14), se déclare "le Chemin, la Vérité et la Vie" (Jn 14, 6), se laisse crucifier et est "relevé d’entre les morts". La Révélation achevée dépasse l’entendement humain. Elle requiert la foi. Celle-ci n’abolit pas la rationalité humaine, mais la stimule et lui donne d’entrevoir quelque chose de la "logique" divine, qui consiste à se donner totalement, sans contrepartie et sans rien perdre, pour être partagée.
C’est la liberté que l’on est appelé à exercer pour répondre en s’offrant soi-même au Dieu qui se livre. La grâce aiguillonne ainsi la liberté en plus de la raison.
La création est déjà un don gratuit de Dieu — autrement dit une grâce, qui n’oblige à rien et peut être ignorée. L’action divine est plus perceptible dans la Révélation et dans la foi qui la reçoit. Et là, ce n’est pas seulement la raison humaine qui est poussée au-delà de ses limites naturelles. C’est aussi la liberté que l’on est appelé à exercer pour répondre en s’offrant soi-même au Dieu qui se livre. La grâce aiguillonne ainsi la liberté en plus de la raison. Saint Thomas d’Aquin l’explique fort bien dans la seconde partie du deuxième livre de sa Somme théologique : la grâce ne confère pas la foi simplement en épanouissant l’intelligence, car elle affranchit aussi la volonté de ses doutes et de ses peurs. La foi qui libère pour qu’on se donne à son tour ne peut que rester libre, et c’est pourquoi aucune "preuve" ne peut l’imposer.
« Exister » : qu’est-ce à dire ?
Le mot "existence" ne fait pas moins difficulté. Il n’a pas d’équivalent en grec ancien, dans la langue où s’élaborent les concepts philosophiques. Existentia apparaît en latin chez Marius Victorinus, un auteur chrétien du IVe siècle qu’a apprécié saint Augustin. Contre les ariens qui nient la divinité du Christ, il invente exsistere (de ex : au dehors, et sistere : se tenir), pour expliquer que le Fils "engendré" sort (si l’on peut dire) du Père sans s’en séparer ni prendre une autre "substance". Ainsi, en rigueur de termes, "Dieu", sans autre source ou origine que lui-même, donc "fils de personne" et Père absolu, ne saurait "ex-sister".
En revanche, son Fils — que l’imagination humaine ne prévoit pas ! — "ex-siste" bien, de même que l’Esprit de communion sans confusion qui l’unit à son Père, "procède" d’eux, coopère avec eux et est également divin. Et le Fils fait homme continue d’ "ex-sister" en entrant dans la création (qui "ex-siste" a fortiori, en tant que son œuvre) : il s’y révèle et y envoie l’Esprit. "Existence" a fini par désigner toute réalité constatable et indépendante de celui qui l’identifie. Mais dire que Dieu "existe" exactement comme tout le reste dans sa création (au sein de laquelle il se révèle et agit), c’est sans doute aller un peu vite en besogne.
Sagesse divine, folie pour les hommes
Enfin, le nom "Dieu" est lui-même piégeux. Il n’apparaît qu’épisodiquement dans la "théologie naturelle" de l’Antiquité préchrétienne. Elle conjecture plutôt un "divin" dont il n’est pas évident qu’il soit personnel, et qui est davantage l’organisateur que le Créateur du monde. Or celui qui se révèle dans la Bible, l’Évangile et l’Église n’est pas un autre, mais bien plus (le Sauveur) que le "Dieu" (créateur) des philosophes et des savants. Et il est bien plus dérangeant, car il attend la conversion, et non une simple croyance déduite d’arguments. Quand saint Paul s’est évertué à raisonner devant les déistes de l’Aéropage (Act 17, 16-34), il s’est "planté". Il savait pourtant que la sagesse divine serait jugée folie (1 Co 1, 23). Mais il a convaincu deux ou trois personnes et n’a pas donc tout à fait perdu son temps. C’est pourquoi il n’est peut-être pas moins présomptueux de disqualifier a priori toute "preuve de l’existence de Dieu" que de s’appliquer à en trouver qui cloraient tout débat.