L’avortement serait-il à nouveau un sujet politique ? La volte-face de la Cour suprême américaine donne à le penser. Toute une mouvance "pro-vie" n’en espérait pas tant. Des années durant, la "droite religieuse" française, confondant manif et pélé, offrit à Libération le repoussoir que les partisans de l’IVG voulaient montrer à la société pour la "rassurer" dans son progressisme : curés en rangers, chaisières en mantille, jeunes filles à serre-tête. De toute évidence, seuls les affreux "cathos-fachos" perdus dans la modernité déniaient aux femmes le droit d’avorter. Comme peu de gens désiraient leur ressembler, tout allait pour le mieux.
Les États-Unis viennent de désenclaver l’IVG, même si la haute institution n’interdit pas l’avortement mais qu’elle autorise seulement les États fédérés à le faire, tout comme pour la peine de mort. Ce qui était irréversible serait-il à présent effaçable ? Un grand reset sociétal est-il possible ? Pour y parer, certains veulent graver l’IVG dans la Constitution. Hier, la Nupes ouvrait aux signatures, hors RN, sa proposition de loi "de progrès humain". "Nous ne doutons pas qu’une suite favorable y sera donnée" par la majorité, insistent les présidents des groupes de gauche. Samedi, le groupe LREM déposait une proposition de loi similaire, que le gouvernement soutiendra.
Le feu à la maison ?
La bien-pensance fantasme car nul parti en France ne prétend revenir sur la loi Veil. François Bayrou lui-même se demande "si c’est bien utile en ce moment" de mettre ce sujet en avant. Pourquoi faire comme s’il y avait le feu dans la maison, alors qu’aucune étincelle n’est venue l’allumer ? J’y vois trois raisons : La première est politicienne : constitutionnaliser l’IVG permet à la majorité et à la Nupes de faire de la surenchère à gauche pour s’imposer comme l’avant-garde de la bien-pensance, gêner la droite, historiquement ambivalente et mal à l’aise sur les sujets sociétaux, et diviser le RN, où une vingtaine de députés lepénistes sont présumés hostiles à l’avortement.
La deuxième est idéologique : constitutionnaliser l’IVG vise à refouler dans les ténèbres extérieures les élus qui oseraient ne pas graver ce droit dans les tables de la loi. Les opposants n’auraient plus qu’à se taire et à se terrer. Leurs paroles seraient soupçonnées de faire courir un risque aux personnes fragiles, en l’espèce les femmes enceintes. Ce serait le même schéma punitif qu’envers les antivax. Ainsi discipliné par une croyance fondamentale, le Parlement pourrait se féliciter de surmonter ses divisions, faire le beau en montrant un visage uni.
La troisième est culturelle : constitutionnaliser l’IVG permet de s’affilier symboliquement à la gauche américaine. Quand les BLM (Black Lives Matter) déferlent sur les métropoles d’outre-Atlantique, Assa Traoré fait la couverture du Time. Avec l’avortement, tout se met à dérailler : comment le grand-frère, via sa Cour suprême, peut-il faire un coup pareil à son féal européen ? La bien-pensance se sent orpheline. Son geste trahit sa panique et son désarroi. Pour elle, les États-Unis ne pouvaient bouger que dans sa direction, celle de croyances progressistes communément partagées, qu’on s’appelle Emmanuel Macron ou Justin Trudeau.
Constitutionnaliser l’IVG ne sert à rien
La décision de la Cour suprême montre que le droit suit toujours les mentalités. Constitutionnaliser l’IVG ne sert à rien. Le jour où les esprits auront évolué, ils reviendront dessus. Une prise de conscience se dessine déjà sur le terrain de la pilule, sous la pression de l’écoféminisme (et non de la religion chrétienne). De plus en plus de femmes, jeunes surtout, refusent de la prendre, rejetant le caractère invasif de la médecine, jugeant qu’elle nuit à leur santé, qu’elle pollue les eaux et fait muter les poissons. Elles n’acceptent plus que la contraception ne soit plus partagée, à charge égale avec les hommes. L’euphorie des sixties est révolue.
Les croyances changent. Gare aux faux clivages : il n’y a pas les partisans de l’IVG, rationnels et humains, face à la droite religieuse, hystérique et fanatique. Libération écrit que "dans le monde, [ce droit] est en permanence contesté par des groupes religieux qui n’aiment rien tant qu’imposer leurs croyances et leurs pratiques à tous". Certes, l’avortement est interdit au Maroc ou en Algérie mais pourquoi n’entend-on pas plus les partisans de l’IVG s’insurger contre les croyances de ces pays islamiques, une monarchie et une junte, que la France soutient ?
Un rapport de force entre deux croyances
Dans cette histoire comme dans tant d’autres, il s’agit d’un rapport de forces entre deux croyances. Le droit à l’IVG est promu par d’autres groupes qui, sans être religieux, "n’aiment rien tant qu’imposer leurs croyances et leurs pratiques à tous". Les opposants à l’IVG, religieux ou non, ne sont pas plus irrationnels qu’eux. Il y a même tout lieu de penser que mettre fin à une grossesse a quelque chose d’intolérable, d’antisocial et de discriminatoire. Au nom de quoi notre État-providence empêcherait-il un être humain de venir au monde ? La manière dont la bien-pensance s’exonère de toute réflexion sur le sujet suinte l’hypocrisie. L’avortement n’est-il pas la preuve a contrario qu’un être vit puisque s’il ne vivait pas, il n’y aurait pas besoin d’avorter ? En quoi la mort est-elle une solution, quand nos sociétés avancées se tuent à prolonger l’espérance de vie ? L’avortement ne résout pas le problème, il le supprime. Bref, il existe pléthore d’arguments rationnels, facilement préhensibles par le sens commun. La raison et le "progrès humain" ne sont donc pas d’un côté et la religion ou la superstition de l’autre. Même si Donald Trump salue la Cour suprême par un tonitruant "God made the decision"...
Le stade suprême de la domination masculine
Dans un tweet, Justin Trudeau écrit qu’ "aucun gouvernement, aucun politicien, ni aucun homme ne devrait dicter à une femme ce qu’elle peut faire ou ne pas faire avec son corps". Il a raison et il ne le sait pas.
Car l’avortement peut être interprété comme une ruse de l’homme, comme le prix à payer du plaisir qu’il tire du corps de la femme perpétuellement disponible. Et si l’IVG était le stade suprême de la domination masculine ? La femme ne s’aperçoit pas que le patriarcat lui fait payer la facture de la jouissance sans limite. En reportant sur elle toute la charge mentale et physique de la gestion du sexe : la femme n’a plus aucune raison de se refuser à l’homme puisque les conséquences de l’acte sont résolues médicalement, soit avant (contraception), soit après (avortement). L’homme peut donc être regardé comme un grand pervers : puisqu’un droit est forcément un bien, de quoi te plains-tu ? Avorte et tais-toi. Un discours féministe pertinent serait de reconnaître que l’avortement déresponsabilise l’homme, le libère de tout devoir envers la femme dont il profite et lui permet même d’exercer un chantage sur elle. Faire comme si l’IVG ne concernait que la femme revient à perpétuer le pouvoir que l’homme s’arroge sur tout son être, ce qui la confine dans une forme d’aliénation.
En se déresponsabilisant, l’homme oblige la femme à décider seule. Il s’ensuit une situation cruelle : bien qu’elle cède le plus souvent à l’injonction masculine, la femme ne pourra jamais s’en prendre qu’à elle-même si elle avorte. In fine, c’est toujours elle qui arbitrera : gardera ou gardera pas le fœtus ? Le droit à l’IVG fait l’impasse sur cette pression sociale. Il la nie. Il exprime une souveraineté de principe — que la femme seule est habilitée à exercer sur son corps. C’est ce que dit l’avocat François Sureau : "Quand un homme et une femme couchent ensemble, seul l’un des deux est appelé à en subir les conséquences matérielles immédiates. L’IVG doit venir corriger cette inégalité originelle entre les partenaires."
Selon cet argument, le droit d’avorter compense l’état d’infériorité dans laquelle la biologie place la femme. Au passage, Sureau reconnaît que les deux sexes ne sont pas égaux. L’IVG supprimerait ainsi une injustice de la nature et offrirait à la femme une réparation. Cette assertion est très discutable. Quand la relation n’est pas désirée (viol, inceste), en porter le fruit jusqu’à maturité est un crucifiement de tous les jours. Mais faut-il indexer le droit sur ces réalités extrêmes ? La question qui touche nos contemporains est d’un autre ordre. Elle considère que plus il y a d’IVG, plus la femme s’émancipe. Perçu comme un droit inaliénable, l’avortement s’érige en marqueur d’une liberté s’affranchissant de tout esprit de responsabilité. Ainsi un droit peut-il pervertir le droit.
Toujours un choix
La décision de la Cour suprême américaine invite à reconsidérer l’avortement. On attendrait une réflexion mature sur le statut de l’embryon, l’échographie rendant difficilement compréhensible le vide juridique dont on persiste à l’entourer. On souhaiterait aussi un débat sur le remboursement des IVG dites "de confort". On aimerait que la parole des femmes emmurées à vie dans leur épreuve soit entendue, accompagnée, soulagée.Quelle que soit l’interprétation qu’on en donne (aliénation ou réparation), l’avortement montre qu’un corps sexué n’est pas interchangeable, que la différence entre les sexes est irréductible puisque justement, selon Sureau, il faut créer un mécanisme pour "corriger" les effets indésirables de leur fusion. La femme partage avec l’engendrement une relation qui demeure inaccessible à l’homme. Un discours féministe utile serait de la sortir du clivage importé des USA entre pro-life et pro-choice. Avorter ou garder son bébé, l’un et l’autre sont des choix, évidemment ! On est pro-choice quand on n’avorte pas. Et quand on avorte, on n’est pas en conscience un apôtre de la culture de mort. Constatons à ce jour l’impossibilité de simplement poser le sujet dans les media. Ce serait déjà un grand progrès de la sagesse si on repartait de la phrase de Simone Veil : "Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement [...]. C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame."