"J'ai toujours trouvé une consolation dans la lecture des poètes. Avec le temps, tout se modifie. Je ne cesse pas de chercher de nouveaux textes, de nouvelles voix. Mais il y a un moment où, devant le drame, la poésie ne peut plus tout effacer. Il faut apprendre à vivre sans consolation. Et continuer…" Émouvante confidence de Jean-Louis Trintignant, dans un entretien de 2017 que le Figaro reprend, à l’occasion de la mort de l’acteur à 91 ans. Ses mots simples disent à merveille ce que peut — et ce que ne peut pas — la poésie. Ils rappellent qu’un texte n’est rien si l’œil qui lit n’entend pas une voix ; ils suggèrent, plus amers, que la voix elle-même s’avère ultimement vaine, sans une bouche et un visage. Car seule une personne peut consoler, lorsque la mort de l’autre laisse sans voix.
La vie sans consolation
La mort tragique de sa fille Marie, sous les coups de son compagnon, fut pour Jean-Louis Trintignant un de ces événements dont la poésie parvient sans doute à adoucir, par moment, la brûlure, mais non à combler la plaie béante. Tout au plus le poète peut-il chercher à enclore dans un vers "l’inflexion des voix chères qui se sont tues" évoquée par Verlaine. Claude Lelouch a rendu hommage à l’acteur d’Un homme et une femme par une formule à l’esprit assez proche : "Il nous a fait cadeau de ses cicatrices." À la journaliste qui lui demande s’il se reconnaît dans un vers de Gaston Miron qu’il lit sur scène — "Je bois à la gourde vide de sens de la vie" —, Jean-Louis Trintignant répond en père inconsolé : "Je connais “la gourde vide de sens”. On s'efforce de la remplir d'autre chose, de sens, d'amour, d'espérance. Mais tout fuit et on cherche en vain le sens."
Par la bouche d’un de ses plus beaux personnages, il a témoigné d’une gourde pleine d’un sens qui ne vient pas des hommes.
Apprendre à vivre sans consolation, donc. Jean-Louis Trintignant, qui dut longtemps lutter contre sa timidité pour accepter d’affronter la caméra, était trop pudique et trop discret pour se livrer davantage. On ne sait s’il aura vécu jusqu’au bout dans le sentiment que le sens, l’amour et l’espérance fuyaient de sa gourde. Une chose est sûre, en revanche : par la bouche d’un de ses plus beaux personnages, il a témoigné d’une gourde pleine d’un sens qui ne vient pas des hommes. Un peu oublié, le film s’appelle Credo et fut réalisé pour la télévision en 1983. Son réalisateur, Jacques Deray, est plus connu pour ses films policiers virils avec Alain Delon, ou pour La Piscine, où ce même Delon est marié avec Romy Schneider, désireuse de prouver qu’elle peut être plus sensuelle que dans Sissi. Le scénariste est Jean-Claude Carrière, beaucoup plus inspiré que dans sa stupide Controverse de Valladolid.
Mourir avec joie
Dans Credo, Jean-Louis Trintignant joue un professeur d’université, Alexandre Lenski, convoqué par la police politique soviétique, parce qu’on a trouvé chez lui un missel et un chapelet. Certes, il n’est pas interdit de croire en Dieu, à condition que nul ne le sache, mais quand il s’agit de savoir si un catholique est inoffensif, le régime ne peut laisser passer aucun indice. Dans ce huis-clos où la discussion vire à l’interrogatoire, sont appelés à "bavarder" la femme et la fille de Lenski, un de ses collègues, ainsi que deux prêtres "modernes", aussi sévères que la police politique envers les croyances anciennes. Tous ces personnages, d’une manière ou d’une autre, sont censés aider le professeur à comprendre que seul un imbécile ou un entêté peut croire aux dogmes de l’Église catholique. Au cœur du dispositif, une psychologue résume bien l’accusation : "Cette société vous a choisi comme éducateur pour former de jeunes esprits. Et dans l’âme de cet éducateur, qu’est-ce que nous voyons ? Une perversion, une extravagante perversion." De là à faire du missel et du chapelet les armes d’un crime d’intention, il n’y a qu’un pas.
Il est impossible de dire le Credo de la même façon, quand on l’a entendu de la bouche de Trintignant, tendu entre la rage rentrée et la certitude euphorique que le jour de son témoignage est enfin arrivé.
On ne déflorera pas davantage ce film aussi étonnant que méconnu, miraculeusement accessible gratuitement sur YouTube. Peu importe la mauvaise qualité de l’image ou les réserves de détails qu’on peut avoir sur le texte ; il est impossible de dire le Credo de la même façon, quand on l’a entendu de la bouche de Trintignant, tendu entre la rage rentrée et la certitude euphorique que le jour de son témoignage est enfin arrivé. Sa voix unique fait ici merveille : quelque chose comme un murmure violent qui tient du défi aux hommes et de l’abandon à Dieu. Il est probable que la voix des martyrs a parfois cette inflexion-là. Lorsque la psychologue lui assène qu’il est "obligé de vivre et de mourir, comme nous", Alexandre Lenski lui réplique : "Ah non, pas tout à fait comme vous. Si la mort était la mort, je ne verrais aucune raison de vivre, mais la vie éternelle m’a été promise. […] Ma mort ne sera pas comme la vôtre. Tout ce que vous pouvez espérer, c’est mourir avec sagesse. Moi, je sais que je mourrai avec joie."
De ses bonheurs et de ses drames
Apprendre à vivre sans consolation, telle est la leçon de l’acteur ; mourir avec joie, tel est le témoignage de son personnage méconnu. D’un côté, le courage du refus des mièvreries rassurantes et des baumes artificiels ; de l’autre, le courage de l’annonce d’une promesse qui exige une réponse. Revenant sur la mort de sa fille Marie, Jean-Louis Trintignant précisait qu’un homme est fait de ses bonheurs et de ses drames. De sa vie réelle et de ses vies fictives, ajoutera-t-on. La voix chère de cet acteur, qui s’est tu inconsolé, reste habitée par l’inflexion de son personnage, qui se savait promis à la vie éternelle.