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“La nation est la plus inclusive des communautés humaines”

ARC DE TRIOMPHE

By I.Dr | Shutterstock

Mathieu Detchessahar - publié le 24/05/22

Souvent décriée, associée aux phénomènes de repli identitaire égoïste, la nation a pourtant une place centrale dans la pensée politique chrétienne. Pour le professeur Mathieu Detchessahar, auteur de "La Nation, chemin de l’universel" (DDB), le retour apaisé de la nation comme communauté de culture, telle que la voit l’Église, pourrait résoudre bien des difficultés politiques liées à la fracturation de la société.

Spécialiste de théorie des organisations, professeur agrégé à l’université de Nantes, Mathieu Detchessahar pense que l’idée de nation est indissociable des grands enjeux contemporains que sont la montée des communautarismes et de l’individualisme intégral, les migrations ou encore la pression d’un globalisme marchand autoritaire. Il explique à Aleteia comment la philosophie politique chrétienne a pensé la nation comme une médiation entre l’universel et le particulier.   

Aleteia : Le philosophe Marcel Gauchet que vous citez dans votre livre s’est félicité du retour dans le débat politique de sujets tabous comme celui de l’identité française : “Tant qu’on ne dit pas la vérité sur ce qu’est la France, nous resterons dans le malheur français.” Si cette question de la France comme nation a dominé le début de la campagne présidentielle, elle a disparu à la fin. La nation est-elle l’impensé de la vie politique française ?
Mathieu Detchessahar : En grande partie oui. Il me semble que le mot nation est devenu un mot inflammable, de ceux que l’on n’emploie plus qu’avec d’infinies précautions. Dans le débat politique et intellectuel, il apparaît au mieux comme désuet au pire comme franchement nauséabond. Tout d’abord, la nation aurait été “ringardisée” par la globalisation. Dans la société-monde ou le village global, les enracinements territoriaux ne compteraient plus pour grand-chose. Nous serions tous devenus des nomades géographiques et surtout virtuels, plus connectés à certaines personnes à l’autre bout du monde qu’à notre voisin de palier, tous abreuvés des mêmes films ou séries vecteurs d’une uniformisation des cultures. Il faudrait se réjouir de cet effacement des cultures nationales puisque, selon la célèbre formule de François Mitterrand, “le nationalisme, c’est la guerre !”. Cette formule, sans doute un peu paresseuse, est depuis reprise comme un mantra par une grande partie de nos politiques. Difficile dans ces conditions de continuer de penser la nation et ses bienfaits ! Difficile de comprendre sereinement le désir de nation qui s’exprime chez bien des peuples, des Anglais aux Catalans, des Kurdes aux Ukrainiens en passant par les Arméniens ou les Hongrois… Ces peuples montrent leur attachement à leur nation dont ils semblent avoir compris, eux, qu’elle est également synonyme de liberté politique, de solidarité et de protection. 

L’homme ne trouve pas sa propre construction ni sa propre réalisation en lui-même, mais avec, par et pour les autres.

La pensée politique chrétienne accorde une grande place à l’idée de nation. S’agit-il d’une réalité théologique ou anthropologique ?
Je crois qu’il s’agit d’abord d’une réalité anthropologique à laquelle on peut trouver, bien sûr, des racines théologiques. La pensée catholique s’enracine dans la philosophie politique d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal social : il ne trouve pas sa propre construction ni sa propre réalisation en lui-même, mais avec, par et pour les autres. L’homme naît et grandit dans une famille et dans un peuple dont il tire les ressources matérielles, culturelles — à commencer par une langue —morales et spirituelles nécessaires à son développement. Le mot nation dont la racine vient du latin natio dérivé du verbe nascere — naître — regarde bien du côté de cette capacité d’engendrement. L’homme concret se reçoit d’un peuple et d’une tradition culturelle. Mais cette réalité anthropologique peut également être éclairée par la théologie. Le pape Jean Paul II nous invitait à voir dans le mystère de l’incarnation une véritable “théologie de la nation”. 

Quels liens justement Jean Paul II établissait-il entre le mystère de l’incarnation et la pensée de la nation ? 
Il voulait nous inviter à considérer que lorsque le Verbe se fait chair en Jésus de Nazareth, il demeure vrai Dieu mais se fait également vrai homme, né en un temps, un lieu et une histoire. Jésus ne peut être réellement compris en dehors de son appartenance au peuple juif, la nation avec laquelle Dieu a conclu sa première alliance. Il n’est ni un apatride, ni un robinson ! Jésus épouse toute la réalité de la condition humaine et il naît donc dans une terre, au cœur du peuple, dans une famille modeste au sein de laquelle il va suivre tous les rituels consacrant l’entrée de l’enfant dans sa communauté sociale (circoncision, présentation au temple, montée en famille à Jérusalem pour la Pâque…). La nouveauté que le Christ propose n’est possible que parce qu’elle s’inscrit non dans une rupture mais avant tout dans une actualisation de sa tradition culturelle. Il ne propose pas d’abolir la Loi juive mais de l’accomplir. Le pape polonais tire de sa méditation de l’incarnation l’idée que tout homme est d’abord le fils de sa nation avant d’en être le père, le sujet avant d’en être l’artisan. La nation se présente à chaque homme à la fois comme un don et comme une tâche : un don gratuit et habilitant, une tâche consistant à actualiser et faire progresser le patrimoine reçu. 

La nation est la grande éducatrice des hommes à la socialité et à la solidarité car c’est bien dans la pâte des communautés locales que se développent les attitudes et les vertus qui permettent la bonne vie ensemble.

Jean Paul II disait aussi que la nation est le point d’équilibre entre l’universel et le particulier. Comment la nation peut-elle réconcilier cette tension légitime entre ouverture et identité ?
Soulignons pour commencer que la nation est, bien loin du reproche de fermeture ou de repli qui lui est souvent fait, la plus inclusive des communautés humaines que les hommes aient inventées. Elle tient dans des liens de solidarités des familles, des métiers, des milieux sociaux, des régions et souvent des ethnies différentes. C’est elle qui incorpore le plus grand nombre de différences ! C’est elle qui tisse les liens de solidarité les plus longs en les étendant jusqu’à des personnes qui ne se connaissent pas et ne se rencontreront probablement jamais. En cela, elle constitue une incarnation partielle de l’idée d’humanité et d’universel. La nation est donc la grande éducatrice des hommes à la socialité et à la solidarité car c’est bien dans la pâte des communautés locales que se développent les attitudes et les vertus qui permettent la bonne vie ensemble. C’est à partir de cette amitié civique qui se construit dans l’espace national qu’un sentiment fraternel plus large pourra éclore. C’est tout le discours du pape François dans son encyclique Fratelli tutti. La possibilité d’une plus grande fraternité universelle se construit par le bas, dans la qualité des liens sociaux concrets et quotidiens construits au niveau des communautés de proximité. Il n’existe pas de médiation directe entre l’individu et l’universel. On ne devient pas immédiatement frère de l’humanité. Il y faut la médiation des nations ! En effet, comment aimerait-il le lointain, l’étranger, celui qui n’a pas appris d’abord à aimer son proche, son compatriote ? 

Reste la question du nationalisme. N’est-il pas la maladie de la nation ?
En effet, comme tout sentiment ou tout attachement, le sentiment national comporte ses déviations. Dans la pensée sociale chrétienne, ce n’est pas tant le nationalisme qui est condamné — il ne désigne qu’un mouvement historique traduisant la volonté des nations culturelles de prendre en main leur destin politique et de se libérer des tutelles impériales — que ses formes déviantes ou désordonnées. Les papes ajoutent alors une épithète au mot nationalisme : nationalisme “insensé” chez Jean Paul II ou “immodéré” chez Pie XI, pour condamner l’hubris nationaliste de ceux qui, idolâtrant la nation, prône le mépris des autres peuples ou des autres cultures. Les papes défendent à l’inverse un juste et légitime amour de la patrie que Jean Paul II situe, dans son livre Mémoire et Identité, dans le cadre du quatrième commandement qui nous engage à honorer notre père et notre mère. 

Dans l’aventure nationale, les classes populaires jouent un rôle particulièrement important.

Vous évoquez la remarquable continuité de l’enseignement des papes sur le rôle de la nation, et sur ses droits. Mais vous développez particulièrement la “théologie du peuple-nation”, élaborée par les théologiens argentins qui ont fortement influencé le pape François. Quel est l’apport novateur de cette théologie de la nation ?
Compte-tenu de ses positions sur la question des migrants, le pape François est parfois vu comme le premier pape de l’ère postnationale, le premier pontife no border. Il faut je crois y regarder de plus près. François est en effet l’enfant de la “théologie du peuple” argentine. Il a été l’élève à Buenos Aires dans les années soixante de ses principaux théoriciens. Or, les théologiens argentins utilisent le mot de “peuple” non pas dans le sens de la classe sociale, mais dans le sens du peuple-nation uni par une histoire et une culture autour d’un projet national de bien commun. À la manière de Renan mais aussi de Wojtyla, le théologien argentin Juan Scannone, qui fut le professeur de François, définit la nation comme une communauté d’histoire, d’action et de destin. Dans l’aventure nationale, les classes populaires jouent un rôle particulièrement important. Selon les théologiens argentins, ces classes populaires conserveraient, mieux que dans d’autres secteurs de la société, le projet national de solidarité et de bien commun tout simplement parce qu’elles sont celles qui en ont le plus besoin. Du fait de leur simplicité, elles ne peuvent se permettre le repli individualiste de ceux qui croient pouvoir assurer seuls leur bonheur. On comprend que toute la formation intellectuelle du pape François protesterait contre l’oubli de la nation ! Dans son encyclique Fratelli Tutti, François nous appelle d’ailleurs à nous méfier du “faux universalisme de celui qui a toujours besoin de voyager parce qu’il ne supporte ni n’aime son propre peuple” en même temps qu’il appelle chacun à cultiver “l’amour de sa terre, de son peuple et de ses traits culturels”. Bref, difficile de trouver dans les écrits doctrinaux de François une quelconque délégitimation de la nation. 

Pratique :

La Nation, chemin de l’universel ?, Mathieu Detchessahar, Desclée de Brouwer, mars 2022,16,90 euros.

Tags:
ChrétiensPolitique
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