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Chantal Delsol est philosophe, membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Dans ses derniers essais, Le Crépuscule de l’universel (Cerf, 2020) et La Haine du monde, Totalitarismes et postmodernité (Cerf, 2016), elle décryptait la discorde entre les modernes et les antimodernes, entre ceux qui veulent remplacer le monde existant et ceux qui veulent le cultiver comme des héritiers. Poussant plus loin l’analyse, la philosophe s’attaque dans La Fin de la chrétienté aux conséquences du déclin du catholicisme en Occident avec le retour du paganisme. Pour elle, le christianisme doit inventer un autre mode d’existence. Elle explique son point de vue à Aleteia.
Aleteia : la chrétienté, expliquez-vous dans votre livre, est une civilisation contrairement au christianisme. Si la première est finie, le second peut perdurer. Qu’entendez-vous par chrétienté et civilisation ?
Chantal Delsol : la chrétienté est cette civilisation, autrement dit ce système du monde, qui a été constitué autour et sous la houlette du christianisme, puis du catholicisme. Il s’agit d’un mode d’être à la fois total et cohérent : il sous-entend en même temps la croyance religieuse, les mœurs, la morale, les lois, les types de pouvoir, les types de famille et la sociologie, etc. Et dans ce cadre, tout est cohérent : par exemple le pouvoir politique correspond avec la définition de Dieu (la démocratie est inventée en Occident parce que nous avons un Dieu qui confère la liberté à l’homme, sa créature). Chaque civilisation est à cet égard un ensemble cohérent. Ainsi le christianisme a-t-il construit le monde qui lui convenait, comme l’islam-religion a construit l’islam-civilisation. Dans la chrétienté-civilisation, c’est le christianisme, puis le catholicisme, qui impose ses lois et ses mœurs, qui conseille les puissants, qui apporte ses modèles de pouvoir et de vie. C’est cette influence-pouvoir qui est aujourd’hui effacée.
Quand a commencé l’agonie de cette civilisation ?
Elle commence à s’effacer avec la Renaissance et probablement avant, quand l’anthropologie et la cosmologie chrétiennes commencent à être mises en doute, par exemple chez Montaigne. Mais le moment de remise en cause est le XVIIIe siècle avec la pensée des Lumières, puis la saison révolutionnaire qui met en place les réformes et les lois correspondantes. À partir de là, l’Église est en position défensive et tente de conserver son influence, avec de plus en plus de difficultés.
« Une civilisation ne se sauve pas avec la force et la violence, contrairement à ce que pensaient nos pères »
Quelles sont les principales causes de l’agonie de la chrétienté ?
Le terme "cause" lui-même est polymorphe. Il y a des causes lointaines et des causes de toutes sortes. Au plus loin, je crois qu’une vision du monde qui apporte l’idée d’une "vérité", laisse forcément émerger l’idée de "doute", et par conséquent se constitue d’avance une armée d’opposants. Dans les autres cultures, qui se construisent autour de mythes et non autour de vérités, il ne peut y avoir place au doute (on ne va pas contester l’existence d’Achille, qui est un mythe ni-vrai ni-faux, tandis qu’on va avoir envie un jour ou l’autre de contester l’existence du Christ, établie comme vérité). Le christianisme contient sa contestation. L’esprit des Lumières, c’est cela. Et c’est en même temps une évolution culturelle et sociologique individualiste, qui s’oppose à un dogme chrétien holiste. Où l’on voit la dissociation entre catholiques et protestants. Le catholicisme ne peut pas accepter l’évolution individualiste des Lumières parce qu’il est, dans ses dogmes mêmes, holiste. C’est probablement pourquoi la fin de la chrétienté correspond à un effondrement du catholicisme, pendant que l’évangélisme par exemple, se porte très bien — il englobe la modernité et ne la conteste pas, il accompagne les temps au lieu de se raidir contre eux.
Quelles nouvelles croyances remplissent le vide laissé par la chrétienté ?
Il y a forcément un déploiement d’autres religions, parce que l’homme est un animal religieux, et le christianisme devenu minoritaire ne laisse pas la place au nihilisme, mais à d’autres religions qui sont des religions de la nature, celles qui éclosent pour ainsi dire toutes seules, qui sont naturelles et instinctives. On peut les appeler des paganismes parce que cela renvoie aux religions naturelles que le christianisme a remplacé dans les premiers temps. Mais c’est un mot un peu trop général, aussi j’ai préféré parler de cosmothéisme (pour éviter le mot panthéisme qui est chargé de connotation négative depuis le début du XIXe siècle). Il s’agit en tout cas d’adorations de la nature sous tous leurs modes, à partir de l’écologie qui se transforme lentement en religion — elle en comporte déjà tous les aspects et toutes les manifestations.
"Une civilisation, écrivez-vous, ne se sauve pas." Quelles conclusions doivent tirer les chrétiens de ces profonds changements ? Doivent-ils se recentrer sur l’exemple et le témoignage ?
J’ai surtout essayé de montrer qu’une civilisation ne se sauve pas avec la force et la violence, contrairement à ce que pensaient nos pères. On ne fait pas la guerre pour sauver une civilisation, enfin c’est ainsi que je vois les choses. De plus, je crois qu’il y a une contradiction entre une religion de l’amour et une évangélisation par conquête. Les conquêtes chrétiennes de l’histoire me laissent profondément mal à l’aise, même si je suis persuadée que nous n’avons pas à juger nos ancêtres avec nos critères d’aujourd’hui. En tout cas, tels que nous sommes maintenant, nous avons à user pour l’évangélisation de la seule « arme » légitime : l’exemple et le témoignage, en effet. Que devons-nous abandonner pour cela ? L’impatience ! L’évangélisation de conquête était pressée — peut-être pour baptiser le plus de monde possible ? peut-être parce qu’on pensait la fin des temps proche ? peut-être parce que, quand même, le désir de pouvoir se mêlait à tout cela ? Nous n’avons pas à être impatients. Regardez les moines de Tibhirine : ils s’installent là, sans faire de bruit, ils soignent la population musulmane et ils prient, en s’avançant tranquillement vers la fin des temps. Voilà ce qui nous reste à faire. Nous sommes-nous demandés pourquoi tant de monastères se portent si bien pendant que le Vatican se porte si mal ?
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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