Certains saints obtiennent tout de Dieu parce qu’en retour, ils lui ont tout donné. Tel est le cas de Théophane Vénard qui ne demanda jamais qu’une grâce : celle du martyre et qui l’obtint. Jean Théophane Vénard est né à Saint-Loup-sur-Thouet, dans les Deux-Sèvres, le 21 novembre 1829, jour de la fête de la Présentation de Notre-Dame au Temple. Même si Saint-Loup se targue d’être la lointaine patrie de Voltaire, puisque c’est là que s’enracinait jadis la famille Arouët, on y est pieux et le curé, l’abbé Moineau, distribue les Annales de la Propagation de la foi, bulletin relatant les progrès de l’évangélisation à travers le monde, mais aussi ce qu’il en coûte de souffrances et de sang aux missionnaires d’apporter le message du Christ dans ces contrées lointaines.
Les Missions d’Extrême-Orient, en particulier, constituent souvent un aller simple pour le martyre. Là-bas, l’espérance de vie des jeunes prêtres des Missions étrangères de Paris n’excède pas cinq ans : le climat, les maladies tropicales, les conditions de vie, la méfiance envers « les diables étrangers », la clandestinité, les persécutions vouent ces garçons à une mort prématurée, parfois sanglante et glorieuse, mais plus souvent lente, pénible, obscure et solitaire. De quoi dégoûter de risquer l’aventure. Pourtant, c’est le contraire qui se produit et le trépas de chacun de ces jeunes prêtres, dans le mystère de la communion des saints, fait naître dix vocations.
Le choc est terrible
Le Vietnam, le Tonkin sont des noms qui ne signifient pas grand-chose pour les habitants de Saint-Loup mais, grâce aux Annales de la Propagation de la foi, l’on y sait que, depuis la mort en 1820 du très francophile empereur Gia Long et le renvoi des prêtres catholiques qui l’entouraient, il ne fait pas bon y être chrétien. Ce n’est pas nouveau ; voilà plus de deux cents ans que l’Église vietnamienne souffre pour son Dieu. Et avec elle les évangélisateurs que la France lui envoie. En cette année 1838, la nouvelle de l’exécution de l’un d’entre eux, le père Jean-Charles Cornay, bouleverse l’opinion qui réclame des sanctions contre le Vietnam mais ce n’est pas de représailles que rêve le petit Théophane lorsqu’il lit la vie de ce prêtre, poitevin, lui aussi. Soulevé d’enthousiasme, l’enfant de 8 ans s’écrie : « Et moi aussi, je veux aller au Tonkin ! Et moi aussi, je veux être martyr ! » Qui le prendrait au sérieux ? Dieu, qui exauce facilement ces vœux-là…
Nous nous retrouverons au Ciel !
Donner ses enfants au Seigneur, Monsieur Vénard le veut bien ; sur les quatre qui survivront, deux, Théophane et Eusèbe seront prêtres, et la seule fille, Mélanie, prendra le voile quand elle aura fini, sa mère trop tôt disparue, d’élever les cadets. Toutefois, dans son esprit, cela ne signifie pas les voir partir à l’autre bout du monde pour ne plus revenir. Aussi, lorsque, en 1848, Théophane, alors au grand séminaire de Poitiers, lui avoue son intention d’entrer aux Missions étrangères et lui demande « de faire l’abandon complet » de son fils, le choc est terrible. Mais il consent. Au point, avant même le départ de Théophane pour l’Asie, de renoncer à le revoir. « Nous nous retrouverons au Ciel ! », lui a dit le jeune homme en partant pour Paris. Aucun de ses proches n’assistera à son ordination sacerdotale en 1852 ni ne viendra lui dire adieu quand, en septembre, il quittera la France. « Me voilà donc tout seul, et enfant de la Providence », dira l’abbé Vénard en arrivant à Paris pour intégrer la maison mère de la rue du Bac, surnommée « l’école polytechnique du martyre ».
La mort, avenir magnifique
Ce qu’il lui en a coûté, il ne le dira pas, lui qui, pris en grippe par certains professeurs au collège, ébranlé par la mort de sa mère, a failli tout lâcher et sauvé sa vocation en la remettant à la Sainte Vierge et s’engageant à dire le chapelet tous les jours. À son départ de Poitiers, l’un des supérieurs du séminaire lui a dit : « Vénard, vous serez évêque ! » ; le jeune homme, avec un sourire, a imité le tranchant d’un glaive s’abattant sur sa gorge : « Évêque ? Oh non ! je préfère ceci ! » Aux MEP, où les futurs missionnaires vivent dans la familiarité de ceux que les ont précédés sur le chemin du martyre, parmi les instruments des supplices de leurs aînés et leurs reliques, cet état d’esprit est banal et l’on y chante ce Chant du départ qui proclame : « La mort, voilà l’avenir magnifique que notre Dieu réserve à ses soldats. »
Fidèle à l’appel de son enfance, Théophane espère « la mission du Tonkin qui est la plus enviée, vu qu’elle offre le moyen le plus sûr d’aller au Ciel ». Hélas, il est en mauvaise santé et ses supérieurs hésitent à le laisser partir. Il se voit condamné à rester à Paris. La Providence, et la Sainte Vierge, veillent. En septembre 1852, l’un de ses camarades renonce ; une place se libère, offerte au père Vénard. Le 19, sixième anniversaire de l’apparition de Notre-Dame à La Salette, coïncidence qui ne lui a peut-être pas échappée, il prend le train pour Anvers. Il ne reverra jamais la France ni les siens auxquels il a tout juste le temps d’écrire : « Je vais en Chine. » En fait, il ne passera que quelques mois à Hong-Kong. En 1854, on lui annonce son affectation dans le district de la Source Jaune, au Tonkin. Ses vœux sont exaucés. « Je ne perds pas au change ! » et, avec l’humour qui est le trait dominant de son caractère, il écrit à l’un de ses amis : « Dis à l’ami Paziot que je vais au Tonkin et qu’il ait à préparer une châsse pour mes futures reliques. »
Une persécution inédite
Sous la boutade se cache une réalité terrible, et Théophane la connaît. Il l’a choisie lucidement. À un autre, il écrit : « Maintenant va commencer la vie de solitude. » Elle durera six ans alors que l’empereur Tu Duc déchaîne contre les catholiques vietnamiens et « les maîtres étrangers de la religion interdite » une persécution d’une ampleur et d’une férocité inédites.
Son heure n’est pas venue et il se prend à douter qu’elle arrive jamais : « N’obtient la grâce du martyre que celui à qui Dieu la réserve » soupire-t-il.
Caché avec un confrère dans un réduit de quelques mètres entre deux cloisons, malade, le « petit Père Phan » ou le « petit Père Ven » comme l’appellent ses ouailles incapables de prononcer son nom français, offre tout pour le salut des âmes. Un jour, les fidèles qui le cachent, inquiets de sa sécurité, ne l’avertissent pas qu’un agonisant demande sa présence ; l’expédition est trop dangereuse. Quand il l’apprend, à temps, heureusement, Théophane, d’ordinaire si doux, se met en colère : « J’aime mieux mourir que laisser mes chrétiens mourir sans mon assistance ! » Au demeurant, il passe à travers tous les périls avec une facilité déconcertante, à croire qu’une main puissante s’étend sur lui et le protège des « méchants ». Son heure n’est pas venue et il se prend à douter qu’elle arrive jamais : « N’obtient la grâce du martyre que celui à qui Dieu la réserve » soupire-t-il. Peut-être n’en est-il pas digne… Alors, il prononce le vœu du saint esclavage à Marie, tel que le prônait Louis-Marie Grignion de Montfort dont on redécouvre alors la spiritualité. Désormais « esclave de Marie », Théophane s’en remet à Elle pour le guider vers le port du Salut.
« La plus belle des morts ! »
Le 30 novembre 1860, il est arrêté, victime d’une trahison, et, malgré les efforts de riches fidèles qui essaient de racheter sa liberté, conduit à Hanoï pour y être jugé. La sentence ne fait aucun doute mais elle se fera attendre deux mois, que Théophane passe enfermé dans une étroite cage de bambou, enchaîné. On lui permet d’écrire et ces lettres le montrent joyeux dans l’épreuve, confiant que le Ciel lui « donnera la force d’être ferme jusqu’à la mort ». Des chrétiennes courageuses, autorisées à lui porter à manger, lui procurent l’Eucharistie puisqu’il ne peut plus célébrer sa messe, des confrères parviennent à s’approcher assez de sa cage pour le confesser et l’absoudre.
Le 2 février 1861, fête de la Purification de Notre-Dame, les autorités ratifient enfin sa condamnation. « Père, le Royaume de Dieu est tout près de vous… » lui annonce un soldat catholique. Alors, Théophane réclame des vêtements blancs et neufs, pour aller « à ses noces éternelles ». Anna, la veuve dévouée qui les lui apporte, sanglote, non de voir mourir le jeune prêtre qu’elle aime comme son propre fils mais de n’avoir pu, ce matin-là entre tous, lui apporter le viatique, confisqué lorsque l’on a fouillé son panier. Théophane, qui a refusé de manger pour respecter le jeûne eucharistique, la console : « Aujourd’hui je serai pleinement rassasié » et, radieux, il ajoute, avant d’entonner le Magnificat : « Quelle récompense ! La mort, mais la plus belle des morts ! »
La sienne sera terrible. « Plus cela durera, mieux cela vaudra » a-t-il déclaré au bourreau qui réclamait de l’argent pour le tuer sans souffrances inutiles. L’homme le prend au mot et s’ingénie à multiplier les coups de sabre avant de réussir à lui trancher la tête. Jetée dans le Fleuve Rouge, elle sera miraculeusement retrouvée quelques jours plus tard, intacte. Théophane est allé au bout de son rêve et de ses ambitions, en enfant gâté de Notre-Dame.