Si l’on connaît bien l’histoire de sainte Agnès, celle, qui lui est pourtant étroitement liée, de sainte Émérentienne, est beaucoup moins populaire. Cette jeune martyre romaine a été longtemps très vénérée dans l’Ouest, mais au prix d’une étonnante substitution. Agnès, jeune fille de la bonne société, est suppliciée à Rome le 21 janvier 304, à l’apogée de la grande persécution de Dioclétien. Si, parmi tant de victimes, celle-ci reste dans les mémoires, c’est qu’il s’agit d’une enfant de douze ans et qu’elle a couru, avec un héroïsme effronté et la sublime insolence qui vient à ceux qui parlent sous la motion du Saint Esprit, au devant du bourreau. Qu’elle ait été dénoncée comme chrétienne par un prétendant éconduit désireux de se venger, la chose est alors banale, ou qu’elle soit allée, comme le dit une autre version, non moins crédible, assister à la comparution d’accusés chrétiens, manifestant si hautement sa foi qu’elle se fit arrêter, importe peu. Ce qui compte, c’est l’attitude de cette toute jeune fille face à ses juges, au demeurant très embarrassés d’avoir à trancher du cas de cette gamine.
Agnès, une gamine indomptable
Même si la passion de sainte Agnès, telle qu’elle nous est parvenue, est un document tardif et remanié, à utiliser avec précaution, l’essentiel du déroulement du procès apparaît clairement, et certaines répliques de la martyre semblent incontestablement authentiques. Horrifié de devoir appliquer la loi dans toute sa rigueur à cette fillette insolente, le magistrat commence par la traiter en enfant irresponsable, incapable de mesurer la gravité de ses actes et de ses propos et, après lui avoir dit que, s’il était son père, elle recevrait une bonne correction avant d’être réexpédiée à la maison, il lui conseille de retourner jouer à la poupée. Agnès lui répond sur un tel ton que le pauvre homme, la découvrant plus adulte qu’il le pensait, change de discours et lui dit qu’il s’en voudrait, jolie comme elle est, de la vouer à une mort trop précoce ; elle rencontrera bientôt l’amour, le mariage et la maternité la détourneront de ses folies puériles. Agnès le toise et réplique qu’elle a voué sa virginité au Christ, jamais elle ne se mariera et elle ajoute, péremptoire : "Périsse plutôt ce corps que peuvent désirer des yeux que je n’agrée pas !"
En désespoir de cause et ne parvenant pas à faire abjurer sainte Agnès, il fallut bien se résoudre à la faire périr. On l’égorgea.
Recourant alors à une procédure tristement banale, parce qu’il est arrivé que des chrétiennes épouvantées apostasient pour y échapper, le juge la condamne au lupanar. Potius leo quam leno ! "Plutôt le lion que le maquereau !" dit-on dans la primitive Église en faisant allusion à cette pratique qui condamne les chrétiennes, de préférence des consacrées à la prostitution. Il est arrivé qu’à cette perspective, des malheureuses, par fidélité à leurs vœux de virginité, se suicident, péché porté au crédit de l’ignorance et absoute puisque les saintes Pélagie, Domnina, Bérénice sont assimilées à d’authentiques martyres et vénérées comme telles. Mais Agnès est instruite des lois ecclésiastiques sur la question et, à l’énoncé de cette sentence, elle répond : "Si j’aime le Christ, je suis vierge." À en croire la Tradition, exposée nue dans la maison de passes, l’adolescente en serait ressortie indemne, soit que, comme le dit le passionnaire, et, après tout, pourquoi ne pas le croire ? son ange gardien l’ait préservée, soit que, comme cela arrivait fréquemment, les clients, écœurés du procédé, n’aient pas voulu la toucher. Quoiqu’il en soit, en désespoir de cause et ne parvenant pas à la faire abjurer, il fallut bien se résoudre à la faire périr. On l’égorgea.
Le baptême du sang
Ce dénouement avait frappé Rome de stupeur. Cette trop jeune victime avait ému, son courage avait troublé et, le 22 janvier, ses proches eurent la surprise de voir se presser aux obsèques de leur fille une foule énorme pas uniquement composée de chrétiens, de sorte que les funérailles ressemblèrent à une manifestation. On la dispersa sans ménagement et il fut interdit de se rendre sur la tombe de la martyre, dans une des propriétés familiales, via Nomentana, là où s’élève la basilique Sainte-Agnès-hors-les-murs. Pour plus de précaution, on fit garder l’endroit.
Or, le lendemain, contrevenant aux ordres, une adolescente brava l’interdit et vint prier sur la tombe. Elle se nommait Émérentienne et elle était la sœur de lait d’Agnès, la fille de sa nourrice. L’esclave et la patricienne, nourries et élevées ensemble, étaient inséparables et, converties par sa maîtresse, Émérentienne se préparait au baptême. Quand ils découvrirent sa présence sur la tombe, les soldats de garde commencèrent par la sommer de s’en aller mais, doucement obstinée, elle aussi, la petite refusa et demeura en prière. L’altercation avait attiré le voisinage et, là où la police hésitait à sévir, la foule, facilement violente et haineuse, n’eut pas tant de scrupules : elle lapida Émérentienne sur la tombe de son amie, lui conférant le baptême du sang à défaut de celui de l’eau.
La grand-mère de Marie
Telle est l’histoire authentique de sainte Émérentienne, vierge et martyre que rien ne semblait destiner à trouver des dévots dans l’Ouest de la France où ses images et ses statues sont fréquentes. La raison en est simple, et touchante. La sainte Émérentienne vénérée dans ces provinces, en dépit des apparences, n’est pas la vierge martyre romaine. Dans ces régions profondément mariales, le bon peuple, dans son immense attachement à Notre-Dame, cherchait tous les moyens de l’honorer, et avec elle, sa parenté. Si, grâce aux évangiles apocryphes, l’on connaissait les noms de ses père et mère, Joachim et Anne, l’on ne savait rien des générations précédentes.
À l’époque, l’on ne parlait pas de grand-mère, ni même de mère-grand, comme dans les contes de fées, mais de "mère ancienne", de Mamm goz comme on dit en Bretagne. Sainte Émérentienne devint ainsi pour de pieux fidèles sainte Mère Ancienne, vocable qui désignait l’aïeule maternelle de Marie. Ainsi donc, si dans une église de l’ouest, vous rencontrez une statue d’Émérentienne, au demeurant conforme aux représentations traditionnelles puisqu’elle porte la palme du martyre, ne vous méprenez pas. Malgré les apparences, ce ne fut jamais la petite vierge romaine que l’on vénéra sous cette apparence et ce vocable trompeur mais la mère de sainte Anne.