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Pierre Rabhi, un paysan-philosophe à la pensée controversée

Pierre Rabhi

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Tugdual Derville - publié le 11/12/21
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La disparition de Pierre Rabhi a donné lieu à des hommages et des critiques révélateurs des clivages idéologiques qui traversent la mouvance écologiste. Adepte de la sobriété heureuse et de l’insurrection des consciences, Rabhi avait quitté la foi catholique. Tugdual Derville explique pourquoi son syncrétisme était incompatible avec le christianisme.

Pierre Rabhi a rendu l’âme le 4 décembre 2021. Sa disparition à l’âge de 83 ans a touché tous ceux qui ont aimé sa personne, son discours constant, à contre-courant du consumérisme effréné que synthétise sa promotion de la « sobriété heureuse ». Né en Algérie, adopté par un couple contraint à rejoindre l’Hexagone à la décolonisation, puis implanté en Ardèche, il est devenu un paysan-philosophe, figure — certains disent prophète — d’une écologie qui implique un changement de vie personnelle. Dans sa chronique pour France culture au surlendemain de son décès, titrée « Pierre Rabhi est mort et cela coupe la France en deux », le journaliste Guillaume Erner souligne « un phénomène absolument étonnant » : au contraire de Bernard Tapie, le défunt n’a pas bénéficié du traditionnel « délai de décence » qu’on respecte après un trépas. Alors qu’il est mis en cause pour son « conservatisme sociétal », c’est sa proximité avec l’anthroposophie qui peut alerter les chrétiens. 

Homophobe et misogyne ?

La pluie de bémols est venue de l’écologie politique. Le désintérêt affiché par Pierre Rabhi pour les controverses clivantes, les affrontements partisans et les grand-messes vertes ne suffisent pas à expliquer les réticences de certains leaders verts à en faire leur sage. Pierre Rabhi a commis deux « crimes », qui lui ont valu, depuis un bon moment, d’être méticuleusement déboulonné par ceux qui l’avaient adulé : l’homme serait homophobe et misogyne. Les deux mêmes citations sont brandies à répétition, preuves irréfutables : en marge du débat sur le mariage des personnes de même sexe, le fondateur des Colibris a osé avouer en 2013 qu’il « considère comme dangereuse pour l’avenir de l’humanité la validation de la famille “homosexuelle”, alors que par définition cette relation est inféconde ». Voilà pour l’homophobie.

Pierre Rabhi s’est aussi permis de donner son avis sur l’égalité des genres, en 2018 : « Il ne faudrait pas exalter l’égalité. Je plaide plutôt pour une complémentarité : que la femme soit la femme, et que l’homme soit l’homme, et que l’amour les réunissent. » Voilà pour la misogynie. Deux propos parfaitement clairs, aussi logiques qu’écologiques, au sens de l’écologie humaine et intégrale, qui n'exclut l’humanité ni de la nature, ni de ses lois. Assertions blasphématoires toutefois, au sens des dogmes de la déconstruction pour lesquels dire qu’une femme est une femme, c’est l’essentialiser, comme constater que la procréation est sexuée. Prétendre, comme le fit, également en 2013, l’ancien Premier ministre Lionel Jospin que « l’humanité est structurée entre hommes et femmes », et « pas en fonction des préférences sexuelles » est désormais suspect. Pourquoi pas interdit ?

L’imposture démographique

Du côté vert ou rose de l’échiquier politique, le concert des réactions a donc fait l’effet d’une cacophonie presque cocasse. Yannick Jadot candidat à l’élection présidentielle issu de la primaire EELV, n’a pas terni son tweet d’hommage : « L’un des grands précurseurs de l’agroécologie s’éteint. Toutes mes condoléances à sa famille et à ses proches. »

Sa concurrente socialiste Anne Hidalgo a fait de même. En revanche, Sandrine Rousseau, candidate malheureuse à la même primaire écologique, a préféré expliciter son choix d’une seule des facettes de Pierre Rabhi : « Précurseur incroyable de l’écologie, la sobriété heureuse et le colibri. Conservateur sur les questions sociétales, l’homosexualité et les femmes. Au revoir Pierre Rabhi et merci pour l’écologie. » Un tweet honnête, conclu par un élégant émoticône en forme de jeune pousse.

De son côté, Sergio Coronado-Amish, qui fut médiatisé en tant que député EELV au moment de la loi Taubira, n’a visiblement pas pardonné à Pierre Rabhi son hostilité au « mariage pour tous ». L’ancien député a tweeté : « Les hommages. Sans moi. #Rabhi ». Avant de s’expliquer : « Avoir droit au respect. Au silence. Parfois les éloges deviennent plus problématiques que la personne disparue. »

Comme les hommages de certaines personnalités de gauche suscitaient de cinglantes protestations de la part d’autres personnalités du même bord, ou d’internautes, certains ont dû se rétracter, à l’image d’un Benoît Hamon s’excusant de son ignorance, mais accréditant par la même l’accusation d’homophobie et de misogynie qui pèse désormais sur Pierre Rabhi. 

Il se présentait, depuis longtemps, comme sans religion.

On pourrait aussi lui reprocher de ne pas être adepte du néo-malthusianisme comme la plupart des écologistes politiques. Réagissant en novembre 2017 à « l’appel de 15.000 scientifiques pour sauver la planète » qui prônait, parmi d’autres solutions, la réduction du taux de fécondité et la limitation de l’humanité à un niveau « soutenable », Pierre Rabhi rétorquait que « moins d’un cinquième de l’humanité collecte les 4/5 des ressources de la planète, surconsomme et jette, alors qu’un enfant meurt de faim toutes les 7 secondes », et concluait que « l’argument démographique est une imposture. Il y a bien longtemps que je combats cette idée. Il y a largement de quoi nourrir tout le monde. La question est celle de l’équité, de la répartition des ressources ». On retrouve ces convictions sous la plume du pape François (cf. notamment Laudato si’, n. 50 et 95).

Une approche syncrétiste

En revanche, « l’accusation » de catholicisme « conservateur » et « fervent » dont certains de ses détracteurs suspectent aussi Pierre Rabhi ne tient pas. Il se présentait, depuis longtemps, comme sans religion. Bien que ses déclarations sur les questions sociétales séduisent nombre de chrétiens, il avait même quitté la foi catholique de son adolescence au profit d’une approche syncrétiste, inspirée du médecin autrichien Rudolf Steiner (1861, 1925), fondateur de l’anthroposophie dont est dérivée l’agriculture "biodynamique" popularisée par Pierre Rabhi. Et c’est là que le bât blesse, car l’anthroposophie est un courant de pensée ésotérique, sévèrement remis en cause par d’anciens adeptes et en tout cas incompatible avec la foi chrétienne.

Tout en alertant sur le risque de dérives sectaires propres à l’anthroposophie, à sa doctrine et à ses rites occultes, on peut certes apprécier l’« insurrection des conscience » à laquelle appelait Pierre Rabhi et refuser comme lui le matérialisme où s’enferment tant d’experts en écologie. Inciter chacun à « faire sa part », même petite, selon la célèbre allégorie du colibri s’attaquant goute à goute à l’incendie, plutôt que de le déplorer passivement, est une posture mobilisatrice. Elle ressemble d’ailleurs à celle de mère Teresa qui conseillait à qui s’effrayait de « l’océan des misères » de se saisir d’une goutte à sa portée, même s’il ne s’agit pas de négliger pour autant les réformes structurelles, sociales et politiques.

L’alternative chrétienne

Entre les scientistes enfermés dans la « raison close » (refusant la transcendance) dénoncés par le pape Benoît XVI dans Caritas in veritate (n. 74) et les panthéistes, issus de la mouvance du New Age, qui ne différencient plus le divin du cosmos, le christianisme propose une voie de sagesse et d’équilibre, qui concilie foi et raison. Il renvoie dos à dos le « dualisme malsain » (Laudato si’, n. 98), qui prétend séparer l’homme de la nature, et la confusion panthéiste qui divinise la planète. La nature ayant horreur du vide (spirituel), à l’heure d’un engouement pour le « retour à la terre », certains en viennent à combler le vide par des spiritualités confuses, qui peuvent s’avérer nocives.

Il reste que Pierre Rabhi appartient à la lignée des écrivains-poètes-paysans éveilleurs de conscience. Il fut précédé par deux chrétiens : Gustave Thibon (1903-2001) qui fut un temps son correspondant ou le Vendéen Jean Rivière (1926-2002), dont l’essai poétique La Vie simple (grand succès de 1969) a été réédité en 2019. Thibon et Rivière, deux écrivains chrétiens enracinés, méritent un regain d’attention.

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