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Avec la conquête romaine, la vigne qui était restée cantonnée le long des rivages de la Méditerranée, s’est largement répandue à l’intérieur du continent européen. Remontant les vallées du Rhône, de la Saône et du Rhin, elle a gagné l’Europe centrale et l’Europe du Nord et poursuivi sa marche jusqu’en Angleterre. Dans le chaos général qui a suivi l’effondrement de l’Empire romain, ce bel édifice, symbole de la pax romana, aurait pu disparaître. Il sera sauvé par l’Église, qui s’impose dans les ruines, comme la seule institution stable. Une autre civilisation naît sur l’humus de la précédente. "La romanité n’a pas disparu avec la supposée chute de l’Empire. Ayant trouvé refuge dans l’Église, c’est par elle qu’elle va pouvoir poursuivre sa route et poursuivre la route du vin", écrit ainsi Jean-Baptiste Noé dans son ouvrage Histoire du vin et de l’Église. Les évêques joueront un rôle considérable à la tête des diocèses, circonscriptions ecclésiastiques qui prennent le relais des civitates gallo-romaines. On se regroupe autour de ces "défenseurs de la cité".
C’est au Moyen Âge que cette osmose du divin et de l’humain a trouvé sa plus haute expression.
La très longue période comprise entre 500 et 1500 a été qualifiée avec morgue de "Moyen Âge" par les hommes des Lumières qui considéraient la "Renaissance" comme la sortie d’une longue parenthèse obscurantiste. Ces mille ans ne constituent pas une époque homogène. Les premiers siècles furent un temps d’épreuves pendant lequel tout fut en permanence à reconstruire ; les derniers siècles connaitront les ravages de la guerre et de terribles épidémies. Le cœur du Moyen Âge, en revanche, fut lumineux, très riche sur tous les plans, intellectuel, artistique, scientifique et spirituel. Comment douter du génie "médiéval" en contemplant Notre-Dame de Paris, le visage de "l’Ange au sourire" de la cathédrale de Reims, le regard du "Beau Dieu d’Amiens" et l’éclat des vitraux de Notre-Dame de Chartres ? Non, cet âge ne fut pas moyen ! S’il eut ses misères comme il y en eut dans toute l’histoire, il eut aussi ses grandeurs en un temps où les élites et le peuple trouvaient dans le Ciel de quoi donner un sens à leur vie. "C’est au Moyen Âge que cette osmose du divin et de l’humain a trouvé sa plus haute expression", assure Gustave Thibon dans la préface du livre Demain la chrétienté.
Les vertus dont les hommes de ce temps étaient habités n’avaient pas encore subi les distorsions de la modernité et d’un progressisme dévoyé. Le phénomène central qui donne à cette vaste période son identité est celui du monachisme. Les moines vont être les architectes d’un nouveau monde qui portera le nom de Chrétienté. Fuyant un univers finissant, de fureur et de massacres, ils établiront des bastions qui formeront au fil des siècles un réseau de charité, de foi et d’espérance. Grâce à eux, il coule dans l’Occident pacifié une sève jeune, joyeuse et enthousiaste. La viticulture renaît. Les vignobles gagnent de nouveaux espaces, influencent les modes de vie et transforment les paysages. En France, ils vont modeler le visage de notre pays.
Dans l’ouvrage Les vignerons du Ciel, on découvre la longue histoire de la viticulture monastique qui connaîtra son apogée entre le XIe siècle et le milieu du XIIIe siècle. La vigne est partout présente, là où il y a une abbaye. Ce n’est pas la consommation des moines fortement limitée par la règle de Saint Benoît, ni même les exigences de la liturgie qui ont rendu nécessaire l’implantation de la vigne autour des monastères mais surtout le devoir de charité dont le vin est le symbole par excellence. En effet, quelle charité plus grande que d’offrir à ses hôtes ce qu’il y a de meilleur comme fruit de son travail et cela, dont on se prive dans un esprit d’ascèse ? Toutes les régions viticoles européennes, particulièrement sous l’influence de Cluny et de Cîteaux, ont un passé viticole qui les a profondément marquées. Les moines resteront jusqu’à la Révolution des acteurs majeurs du monde viticole. Leur grand mérite ne fut pas celui d’innovations spectaculaires mais d’un lent perfectionnement, au rythme des saisons et des générations ; une capacité de renaissance quand les calamités naturelles et la folie des hommes se faisaient destructrices.
La Révolution, fin brutale de la viticulture monastique
La Révolution met fin brutalement à la viticulture monastique. Le 12 juillet 1790, la Constitution civile du clergé supprime purement et simplement les ordres monastiques. Les moines sont dépossédés de leurs terres et donc de leurs vignes qui sont vendus comme "bien national". Les vignobles monastiques qui avaient été constitués avec patience et formaient des ensembles cohérents sont sécularisés, morcelés et redistribués entre de nombreux acheteurs. Le XIXe siècle verra s’affronter les héritiers des "Lumières" et de la Révolution contre la France catholique qui ressurgit comme le feu couvant sous la cendre. Cette renaissance catholique est aussi celle des ordres monastiques et religieux : trappistes, bénédictins, chartreux, dominicains, jésuites. De nombreux édifices religieux sont construits et des abbayes restaurées. Les moines du XIXe siècle renouent le fil avec leur héritage et apportent également une nouvelle lumière pour éclairer les temps qui s’ouvrent. Dans cette restauration, il n’y a pas de place pour la culture de la vigne et l’élaboration du vin qui sont des charges et des activités beaucoup trop lourdes.
Les persécutions contre les ordres religieux du début du XXe siècle, les deux guerres mondiales, ne permettent guère la reconstitution d’une viticulture monastique qui exige une main d’œuvre abondante, de la stabilité, une disponibilité, des moyens et des infrastructures dont les moines ne disposent pas. Ils ont, par ailleurs, bien d’autres préoccupations pour assurer leur survie et leur développement. La relation entre les moines et le vin, en France, semblait donc appartenir à un passé définitivement révolu. C’est oublier qu’avec les moines tout est un éternel recommencement. Cinq monastères français ont renoué, ces dernières décennies, avec l’activité viticole : l’abbaye cistercienne de Lérins située sur l’île de Saint Honorat au large de Cannes, les deux abbayes bénédictines du Barroux implantées entre le Mont Ventoux et les dentelles de Montmirail, l’abbaye bénédictine de Jouques près d’Aix-en-Provence, le monastère orthodoxe de Solan sur la rive droite du Rhône au nord d’Uzès. Notons d’abord, qu’ils sont tous situés en Provence (ou si près pour Solan) dans cette région qui servit de base de départ à l’aventure viticole en France, ce qui est peut-être un signe.
Les moniales sont bien représentées et même majoritaires. Jouques, Solan et une des deux abbayes du Barroux sont des établissements féminins. Il n’y a pas lieu de s’étonner car historiquement les moniales ont toujours exploité la vigne. On peut y voir aussi, une manifestation de la place de plus en plus grande que prennent les femmes, aujourd’hui, dans le monde du vin, avec leur sensibilité et pour le plus grand profit des dégustateurs. Dernière remarque enfin qui mérite d’être signalée, une des plus anciennes abbayes françaises, Lérins, fondée au tout début du Ve siècle côtoient quatre fondations récentes de la fin du XXe siècle, preuve de la permanence du phénomène monastique mais aussi de son perpétuel renouveau. Les circonstances qui ont amené chacun de ces monastères à planter des vignes et à les cultiver peuvent différer mais il y a partout la même volonté de valoriser un terroir, d’en extraire ce qu’il produit de meilleur, de créer un lien durable et fécond avec l’environnement du monastère. Il ne s’agit pas de folklore ou de nostalgie mais d’une évidence, nulle production humaine ne donne mieux que le vin, à apprécier la beauté de la Création et le goût suave de la charité.
Parler aujourd’hui de "renaissance", à propos de la viticulture monastique, comme le titre de ce chapitre l’indique, est excessif mais il faut considérer, dans le choix de ce mot, une espérance, qui est celle de voir de nombreux établissements religieux suivre l’exemple de ces abbayes vigneronnes auxquelles nous allons rendre hommage.