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À partir de l’Avent 2021, on le sait désormais, la nouvelle traduction du Credo prévoit la traduction du consubstantialem Patri, non plus par la formule "de même nature que le Père", retenue en 1964 par les traducteurs, la Commission épiscopale liturgique et par les évêques, mais par celle, plus proche du latin et plus complexe à l’oreille, de "consubstantiel au Père". Ni triomphe des latinistes scrupuleux, ni victoire des théologiens conservateurs, ni vanité théologique : la nouvelle traduction proposée est simplement le signe de la vie de la tradition liturgique et de la théologie. Elle signifie aussi, enfin, le dépassement d’une controverse qui dure depuis 1965. Le Fils, réciterons-nous désormais, est "consubstantiel au Père". La formule retenue est plus précise que "de même nature", parce que Dieu le Père et Jésus le Fils sont non seulement de même nature, mais aussi de même substance car ils sont un seul et même Dieu. Dès sa diffusion en 1965, la première traduction n’avait pas fait l’unanimité parmi les théologiens. Pour arriver à la nouvelle traduction proposée, il aura fallu presque six décennies, de 1964 à 2021, jalonnées de colères parfois terribles, de débats techniques et de maladresses politiques commises par ceux qui cherchaient à instrumentaliser cet enjeu théologique.
La traduction officielle de 1964
C’est dans le contexte de la réforme liturgique désirée par le Saint-Concile, et notamment par la constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium de décembre 1963, que la traduction officielle de l’ordinaire de la messe, c’est-à-dire le Gloria, le Kyrie, le Credo, etc. est mise en œuvre, dès janvier 1964, sous le patronage de ce qui est alors la cheville ouvrière de la réforme liturgique en France, le Centre de pastorale liturgique (CPL).
Les archives du CPL, devenu en 1965 Centre national de pastorale liturgique (CNPL), permettent de cerner les circonstances de la traduction du Credo. Il existait bien sûr déjà de nombreuses traductions en français, mais aucune jusqu’alors n’avait une valeur liturgique et canonique. En janvier 1964, le CPL ouvre le chantier et retient dans un premier temps la formule classique "consubstantiel au Père". Le 28 février 1964 a lieu une réunion avec les membres de la Commission épiscopale liturgique et les experts du CPL. Les archives ont conservé, à propos du "consubstantiel", les remarques échangées lors du tour de table : "Incompréhensible et inacceptable", disent les uns ; "difficile", remarque un autre. Un troisième suggère : "partageant notre nature". Le compte rendu de la réunion signale que le "consubstantiel au Père" est officiellement abandonné au profit du "de même nature que le Père". Le 2 mars, le projet de traduction de l’ordinaire de la messe est envoyé à tous les évêques, qui sont appelés à soumettre leurs remarques. On trouve dans les archives trois dizaines de remarques des évêques. Les débats se concentrent sur le Pax vobiscum, Sursum corda, Libera nos, Ite missa est. "De même nature que le Père" ne suscite aucun commentaire. Le projet final est élaboré en avril 1964. Il est soumis à la validation des autorités épiscopales lors de l’assemblée plénière du 20 mai 1964 : la nouvelle traduction du Credo, avec "de même nature que le Père", est alors approuvée avec 95 voix pour, 8 voix contre. En novembre 1964, moins d’un an après le lancement de la réforme liturgique, le nouveau texte officiel est publié dans La Documentation catholique. Il entre en circulation début 1965, alors que le concile n’est pas encore achevé.
Une controverse sans fin
Se produit alors ce que personne n’avait anticipé : une fronde des laïcs contre un certain cléricalisme post-conciliaire. Traducteurs et évêques n’avaient rien vu venir. L’homme du coup de gueule est un octogénaire : il s’appelle Étienne Gilson, professeur émérite au Collège de France, membre de l’Académie française, ancien sénateur MRP. Il appartient plutôt aux figures d’ouverture du catholicisme français. En première page de La France catholique, le 2 juillet 1965, il se demande cependant s’il n’est pas devenu schismatique, "un nicéen paléo-catholique", au sens d’un attachement au concile de Nicée. Il décrit son désarroi devant l’obligation qui lui est faite de chanter que "le Fils est de même nature que le Père", et commente : "Nous autres, laïcs de plat pays, nous n’avons qu’à suivre la liturgie simplifiée à notre usage. C’est ce que me répondit le jeune vicaire à qui je finis un jour par demander en recevant de lui ma messe française, si de même nature n’était pas une faute d’impression. “Moi, me dit-il, je suis là pour distribuer les feuilles ; tout ce que vous avez à faire est de chanter ce qui est écrit dessus.”"
Gilson se lance alors dans une vaste argumentation contre le "de même nature" : il passe en revue les symboles de Nicée (325), de Damase (vers l’an 500) et de Tolède (vers 675), remonte jusqu’à la fin du Moyen Âge, pour enfin conclure : "La réforme liturgique est opportune, bienfaisante, nécessaire ; il faut donc la faire ; mais il faut qu’en des langages nouveaux, le sens reste le même." Le point principal que soulève Gilson est donc l’insuffisance d’une traduction qu’il reconnaît pourtant nécessaire. S’il fallait résumer la contestation de Gilson en un mot, celui d’"avachissement" théologique, que l’académicien emploie pour conclure son article, pourrait peut-être y suffire. Gilson, dans ses écrits et dans sa correspondance, ne cesse de revenir sur la question. Il était du reste très confiant quant à l’issue de la controverse dans la longue durée : "Le consubstantialem, écrit-il ainsi en décembre 1965 à Jean de Fabrègues, est assuré de retrouver sa place, parce qu’il est inconcevable qu’un synode local abolisse le Concile de Nicée. La France ne peut pas redevenir arienne." "Que l’on garde “consubstantiel”, écrit-il encore le 22 mars 1968 au prêtre sulpicien, M. Tollu, ou qu’on le remplace par “de même être que”, il ne faut en aucun cas le remplacer par “de même nature”, car tous les chiens sont de même nature que leurs pères et cette vérité de M. de la Palisse ne vaut pas la peine d’être dite, moins encore d’être chantée."
« De même nature » n’est pas optimal
À partir de juillet 1965, s’ouvre alors un temps où l’on va s’écharper en public sur le sujet comme aux temps de saint Athanase, saint Hilaire et de la crise arienne. La première page du Figaro du 8 juillet tente d’apaiser les esprits, sous la plume du père Michel Riquet dans un article intitulé « Ni hérétiques, ni schismatiques ». La réponse du jésuite était mesurée : il reconnaît que « l’actuelle traduction française des textes liturgiques édulcore la vigueur du texte latin. Il est certainement permis de le regretter ». Mais il souligne également que « la traduction, aujourd’hui adoptée par la commission épiscopale liturgique de France, ne saurait être accusée de dissimuler quelque retour aux formules condamnées par les conciles de Nicée et Constantinople. Les temps de l’arianisme sont révolus ». Le père Riquet de conclure en disant que « l’épiscopat français ne considère pas ces traductions comme définitives. Il a déjà confié à des commissions compétentes le soin d’élaborer les corrections nécessaires ou souhaitables ».
Yves Congar, Henri de Lubac, Jacques Maritain, Charles Journet sont unanimes, avec des nuances sérieuses, derrière Gilson : « De même nature que le Père » n’est pas optimal. Dans une lettre à Gilson en date du 6 juillet 1965, Congar écrit ainsi : « Je prends connaissance de votre article de la France catholique. Je me permets de vous exprimer mon accord. J’ai moi-même, au mois de janvier, appuyé la protestation ou l’interrogation d’un prêtre dans le même sens. Il remarquait justement que les semi-ariens eussent signé la formule “de même nature”, et que S. Hilaire s’était fait exiler pour ne la point admettre » (Archives Gilson). Jacques Maritain écrit quant à lui en 1965 au pape Paul VI : « Sous prétexte que le mot “substance”, et a fortiori le mot “consubstantiel” sont devenus impossibles aujourd’hui, la traduction française de la messe met dans la bouche des fidèles, au Credo, une formule qui est erronée de soi, et même à strictement parler hérétique. »
L’avis du père de Lubac
De Lubac avait envoyé, en mars 1965, un long rapport adressé à Mgr Boudon, président de la Commission épiscopale liturgique : "“De même nature”, écrivait-il, ne signifie pas du tout l’unité concrète, l’identité, et par conséquent l’unicité de nature ou de substance. Deux êtres peuvent être « de même nature » : il ne s’ensuit pas qu’ils soient « un ». L’expression ne dit rien au-delà d’une unité générique. Pierre et Paul sont de même nature, c’est-à-dire que tous deux sont hommes, participent de la même nature humaine : ils n’en sont pas moins deux." « En abandonnant le consubstantiel pour une expression aussi lâche que “de même nature”, poursuivait le jésuite, on risque d’engager les chrétiens sur la voie qui conduit aux erreurs multiples tendant à dissoudre la foi en l’Unité divine. » Henri de Lubac revient encore sur la question au milieu des années 1980 : « L’expression “de même nature” ne nie certes pas le “consubstantiel”, et l’on peut dire que la foi est sauve ; mais elle ne l’exprime pas non plus avec netteté, elle n’en offre pas l’équivalent. Il est permis de regretter, spécialement à ce propos, que les traductions liturgiques aient été faites, puis adoptées officiellement, de façon parfois trop hâtive, sans précautions suffisantes. »
Les évêques sont sensibles aux remarques ainsi formulées, en public ou en privé. Les archives du CNPL montrent ainsi qu’en coulisse, le cardinal Liénart et Mgr Renard, alors évêque de Versailles, soutiennent le « consubstantiel » et demandent une révision de la traduction, en novembre 1965 et encore en mars 1967. Mgr René Boudon rend des comptes à l’assemblée des cardinaux et archevêques et souligne au passage, ce qui est incontestable, que les évêques en mai 1964 ont validé à une très large majorité la formule incriminée. Une note de La Documentation catholique, en mars 1967, précise que pastoralement, ces querelles, osant « toucher l’intouchable », sont toutefois regrettables.
Des tensions politiques
C’est qu’en 1966, l’enjeu théologique s’était teinté d’une dimension politique, dont l’effet immédiat fut de rendre la controverse insoluble dans le court et moyen terme. Jean Madiran, ancien secrétaire de Charles Maurras et directeur de la revue Itinéraires, organise en effet une "pétition internationale" "pour le rétablissement du consubstantiel", comme si la traduction du Credo pouvait être l’objet d’une pétition ! Madiran dramatise les enjeux — "abandonner la consubstantialité et la transsubstantiation, c’est risquer de saper la foi en la Trinité et en l’Eucharistie" (Itinéraires, décembre 1966, p. 209). La pétition recueille les signatures de François Mauriac, Stanislas Fumet, Henri Massis, Roland Mousnier, Jacques de Bourbon-Busset, Louis Salleron, Gustave Thibon, Pierre de Font-Réaulx, doyen de la faculté de droit de l’Institut catholique de Paris, etc. Maritain en a eu connaissance et commente : "J’hésite à signer, écrit-il, parce que si la revue a la moindre saveur intégriste, la pétition fera plus de mal que de bien" (22 juillet 1966, Archives Maritain).
Une fois ces tensions disparues, dans le contexte tout autre des pontificats de Benoît XVI (Liturgiam authenticam, 2001) et du pape François, l’Église de France pouvait enfin rouvrir le chantier.
Le cardinal Charles Journet est mêlé, malgré lui, à l’affaire, puisque Itinéraires reproduit en juin 1967 "l’avis du cardinal Journet sur le consubstantiel" qui avait paru dans L’Écho des paroisses vaudoises et neuchâteloises : "On peut regretter que le mot béni et si profondément traditionnel de consubstantiel n’ait pas été retenu par les traducteurs du Credo en langues modernes. On peut espérer que la version “de même nature” qui ne va pas dissiper les équivoques n’est que provisoire. Il ne serait pas juste cependant d’accuser d’hérésie la traduction “de même nature”, écrit le cardinal de Fribourg. Elle est simplement moins précise. Mais pourquoi passer du mieux au moins bien."
Une formulation plus précise
La fermeté du CNPL, de la Commission épiscopale liturgique et de l’épiscopat français d’alors n’allait pas de soi. La question est en quelque sorte verrouillée par les accusations d’hérésie, ce que ni Lubac, ni Journet, pourtant critiques de la traduction, ne concédaient. "De même nature" n’est pas "hérétique" ; il est "simplement moins précis". Son abandon n’est pas un retour en arrière, mais un affinement, au terme d’un processus très complexe que l’on aurait pu imaginer plus simple. Selon le CNPL, en juin 1972, il n’y avait "pas de raison pastorale pour revenir en arrière, car ceci signifierait une reconnaissance des reproches doctrinaux". La remarque de la Commission épiscopale liturgique du 12 juin 1972 était également d’une grande justesse : "Il ne faut pas oublier que la campagne pour le retour à l’ancien Ordo missae est en partie orchestrée par des groupes qui déclarent hérétique l’Ordo missae promulgué par le pape Paul VI. Il s’agit donc là de tout autre chose que d’une question de discipline liturgique." Dès 1965-1967, une révision apaisée des traductions était envisageable et envisagée. "Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage…" Mais l’on sent bien que le contexte a durci les acteurs du débat, et que le débat de fond s’était alors retrouvé prisonnier de tensions politiques. Une fois ces tensions disparues, dans le contexte tout autre des pontificats de Benoît XVI (Liturgiam authenticam, 2001) et du pape François, l’Église de France pouvait enfin rouvrir le chantier.
Pour en savoir plus :
Traduire la liturgie. Essai d’histoire, Paris, CLD, 2013, et Étienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique, par Florian Michel, Paris, Vrin, 2018.
Cardinal Henri de Lubac – Jacques Maritain, Correspondance et rencontres, Œuvres complètes, vol. L, Cerf, 2012.