C’était il y a un an. Il a fallu trois tentatives de trêves pour qu’un cessez-le-feu soit conclu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, dans la nuit du 9 au 10 novembre 2020, après près d’un mois et demi de conflit dans l’enclave du Haut-Karabakh, peuplée et défendue par les Arméniens. "Les Arméniens ont perdu 5.000 jeunes militaires de la classe d’âge 18-25 ans, il y a plusieurs dizaines de milliers de blessés graves et le territoire qu’ils contrôlaient en Artsakh a été amputé de 75% environ", détaille auprès d’Aleteia Tigrane Yégavian, chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) et auteur de l’ouvrage Minorités d’Orient, les oubliés de l’Histoire. "Ils doivent aujourd’hui s’habituer à cohabiter avec un voisin qui souhaite leur anéantissement."
Aleteia : Un an après la signature de l’accord de cessez-le-feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, quelle est la situation au Haut-Karabakh ?
Tigrane Yégavian : Un an après le déclenchement de l’agression azérie, rien n’est réglé et la situation demeure extrêmement tendue sur le terrain. Certes l’Azerbaïdjan a remporté une victoire militaire sur le terrain en reprenant le contrôle sur les sept districts qui entouraient l’enclave arménienne, ainsi que la province de Hadrout et la ville ultra symbolique de Chuchi, l’ancienne capitale du Karabagh et réputée forteresse imprenable. En cela la République autoproclamée de l’Artsakh s’est retrouvée réduite à sa portion congrue. Mais elle continue d’exister grâce au concours de la Russie qui y déploie 2.000 soldats de maintien de la paix.
Depuis le mois de mai, l’armée azerbaïdjanaise a procédé à des incursions à divers points stratégiques du territoire souverain de la République d’Arménie, qu’elle occupe au mépris du droit international.
Depuis le mois de mai, l’armée azerbaïdjanaise a procédé à des incursions à divers points stratégiques du territoire souverain de la République d’Arménie, qu’elle occupe au mépris du droit international. Les Azéris exercent une pression maximale sur les populations civiles arméniennes de l’Artsakh via des coupures d’eau notamment, ainsi que sur les Arméniens des zones frontalières de la région du Siunik afin de les pousser au départ. Leur objectif premier vise à obtenir de l’Arménie un corridor au sud du pays pour relier leur territoire à celui de l’exclave du Nakhitchevan et la Turquie. Pour l’Arménie ce corridor signerait son arrêt de mort car elle se retrouverait coupée de l’Iran et complètement étranglée par les forces panturquistes.
Dans quel état d’esprit vivent les Arméniens ?
Les Arméniens ont vécu le plus grave traumatisme depuis le génocide de 1915. Ils ont perdu 5.000 jeunes militaires de la classe d’âge 18 -25 ans, il y a plusieurs dizaines de milliers de blessés graves et le territoire qu’ils contrôlaient en Artsakh a été amputé de 75% environ. Ils doivent aujourd’hui s’habituer à cohabiter avec un voisin qui souhaite leur anéantissement comme en témoigne les conséquences funestes de l’arménophobie érigée en doctrine d’État en Azerbaïdjan. Une haine de tout ce qui est Arménien qui n’est pas sans rappeler l’antisémitisme du siècle dernier en Europe centrale et orientale. Plusieurs centaines de prisonniers arméniens sont détenus illégalement en Azerbaïdjan et subissent moult sévices et tortures. Les Arméniens peinent à voir la fin du tunnel dans lequel ils sont plongés depuis un an car ils découvrent chaque jour à quel point les ils sont seuls et sans alliés fiables. Tout porte à croire que les blessures sont profondes et mettront du temps à cicatriser. De la même façon que l’hypothèse d’une troisième guerre est hautement probable.
Quels sont les principaux défis auxquels doit faire face l’Arménie aujourd’hui pour assurer son avenir ?
Le premier défi est d’ordre sécuritaire et démographique. L’Arménie doit pouvoir être en mesure de garantir la sécurité de sa population dans les zones à portée de tirs azéris et faire tout ce qui est de son ressort pour permettre aux quelques 37.000 réfugiés artsakhiotes qui se trouvent encore en Arménie, de pouvoir rentrer chez eux. Le pays a souffert d’une grave saignée en plus de la profonde hémorragie démographique due à l’émigration massive qui a dépeuplé l’Arménie d’un gros tiers de sa population en trois décennies. Ce rapport de force démographique défavorable a eu raison de sa défaite, il constitue une sérieuse menace pour la pérennité de l’État. À moyen et long terme elle doit impérativement consolider son État. Cela passe par des réformes au sein des institutions régaliennes (Défense, Affaires étrangères…), nouer des alliances stratégiques avec des pays amis qui partagent les mêmes intérêts qu’elle (Inde, Iran…).
Quel rôle la France a-t-elle joué ? Ou à l’inverse n’a-t-elle pas joué ?
La France a été la seule puissance occidentale à clairement désigner l’agresseur azéri, le rôle de la Turquie qui a recruté des milliers de mercenaires islamistes syriens. Paris est néanmoins très soucieuse de préserver sa neutralité en sa qualité de co-présidente du groupe de Minsk de l’OSCE, en charge de la médiation pour parvenir à une résolution pacifique du conflit. Toutefois, nous avons eu une redite du "en même temps macronien". Si le chef de l’État a assuré l’Arménie de son amitié et de sa solidarité, son ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a fait preuve d’une attitude plus réservée s’abstenant de froisser l’Azerbaïdjan qui est un partenaire économique important.
Les Arméniens se sont nourris de faux espoirs en attendant une aide militaire de la France évoquée à demi-mot par le président Macron et qui n’est jamais venue. Ils ont besoin de la France pour desserrer l’emprise russe sur le pays. À ce jour, la relation franco-arménienne est davantage de l’ordre de la culture, des sentiments et de l’émotion que d’un partenariat digne de ce nom.
La France a-t-elle encore un quelconque rôle à jouer dans cette zone ?
La France ne considère pas le Caucase sud comme une zone traditionnelle où elle y a des intérêts. Ce qui ne l’empêche de jouer un rôle diplomatique constant. Son problème c’est qu’elle a perdu beaucoup en termes de crédibilité de par son alignement sur les États-Unis ce qui fait qu’elle est moins écoutée, tout au plus moins prise au sérieux. Une solution serait par exemple de porter une vraie vision et une approche plus nuancée dans la relation avec l’Azerbaïdjan où l’ambassadeur de France en poste pratique un lobbying déguisé au profit des intérêts du régime dictatorial de Bakou, se gardant bien de dénoncer l’inquiétante dérive autoritaire et les violations des droits de l’homme comme des libertés fondamentales.
Qu’en est-il du patrimoine chrétien menacé ?
Un rapport publié par le Défenseur des droits de l’Artsakh a alerté sur les risques de dé culturation en général mais aussi de déculturation encourus par le patrimoine arménien chrétien dans les territoires passés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. Au total cela représente 1.456 monuments historiques et culturels arméniens menacés si rien n’est entrepris par l’Unesco pour les protéger. Parmi ces sites on recense 161 monastères et églises (dont certaines ont déjà été détruites), 345 pierres tombales historiques, 591 khatchkars ("pierres croix" arméniennes). Mais aussi 108 sanctuaires, 43 forteresses et 208 autres monuments dont les sites des fouilles archéologiques d’Azokh, Nor Karmiravan, Keren et Tigranakert, l’ancienne capitale de l’Arménie construite par le roi Tigrane II au Ier siècle d’avant notre ère.
Pour l’heure le monastère d’Amaras est resté in extremis sous contrôle arménien, mais on ne peut pas en dire de même du monastère de Dadivank qui est placé sous la protection des forces russes de maintien de la paix. Cela représente près d’un tiers des sites arméniens de l’Artsakh directement menacés de destruction si ce n’est pas déjà le cas.
Le Vatican a récemment inauguré une nonciature en Arménie. Le Vatican constitue-t-il un précieux soutien pour l’Arménie ?
Si le pape François nourrit de belles amitiés avec la communauté arménienne d’Argentine et attache une grande importance à poursuivre le rapprochement entre l’Église catholique romaine et l’Église arménienne apostolique, le Saint Siège a au cours des dernières années été la cible d’une opération de séduction de l’Azerbaïdjan dans le cadre de sa diplomatie du caviar. Le 4 mars dernier, la Commission pontificale pour l’archéologie sacrée et l’Azerbaïdjan ont signé un nouvel accord de coopération en vertu duquel Bakou s’est engagé à financer les frais de restauration des catacombes de Commidilla, au cœur de la capitale italienne. Depuis 2012, la fondation Heydar Aliev, dirigée par la première dame d’Azerbaïdjan et vice-présidente, Mehriban Alieva, a fait don de sommes non divulguées pour financer des travaux de restauration au Vatican, dont la réparation de la chapelle Sixtine. Pour rappel, en 2009, Bakou avait financé la restauration de deux vitraux de la cathédrale de Strasbourg (40.000 euros), suivie des églises de Saint-Paterne et de Réveillon dans la Sarthe. Les Azéris ont financé le chantier de la restauration des catacombes de San Marcelino et de Commodilla et d’une soixantaine d’autres églises, participé à des travaux de rénovation de la basilique Saint-Pierre de Rome et la numérisation de manuscrits anciens de la bibliothèque apostolique.
Cette générosité tout intéressée, s’inscrit en droite ligne d’un des volets de la diplomatie du caviar.
Cette générosité tout intéressée, s’inscrit en droite ligne d’un des volets de la diplomatie du caviar, la promotion du dialogue interreligieux et interculturel. Retour d’ascenseur, les différentes déclarations publiques de membres de la Curie romaine, que ce soit le cardinal Leonardo Sandri, préfet de la Congrégation des Églises orientales, ou le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’Etat du Pape, vantent la tolérance religieuse de Bakou sans évoquer un seul mot sur la question des droits de l’Homme et de l’absence de démocratie.