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Il est aussi tentant que dangereux de tirer quelques phrases de l’Évangile sans s’embarrasser du contexte ni du reste, et d’en faire une maxime applicable à la lettre. C’est entre autres le cas du fameux « malheur aux riches ! » de Luc. Ils n’ont pas plus de chances, selon Marc, d’être admis dans le royaume de Dieu que n’en a un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Comme l’annonce le Magnificat de la Vierge Marie rapporté en Luc, ils sont « renvoyés les mains vides ».
L’argent serait-il donc coupable, haïssable et mauvais en soi, comme une idole rivale de Dieu ? C’est ce que semble confirmer l’avertissement : « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres à la fois : Dieu et l’argent » (Mt 6, 24). Et saint Paul, qui a le génie des systématisations, écrit : « La racine de tous les maux est la soif de l’argent » (1 Tm 6, 10). Les choses se compliquent néanmoins si l’on relève que Jésus se contente que Zachée abandonne seulement la moitié de ses biens (Lc 19, 8) et que deux hommes qui ne sont manifestement pas des pauvres remplissent une mission nécessaire le soir du Vendredi saint : Joseph d’Arimathie est présenté comme riche en Matthieu 27, 57 et Nicodème a des moyens puisque, d’après Jn 19, 39, il n’apporte pas moins de « cent livres de myrrhe et d’aloès ».
Une affaire de confiance
Cet épisode fait d’ailleurs écho à Jean 12, 2-8 : Jésus défend celle qui a répandu sur ses pieds un parfum coûteux, contre Judas qui voit là un gaspillage au détriment des pauvres. Il y a là, en plus de la prophétie par le Christ de son propre ensevelissement et d’une justification de ce qui peut paraître un vain luxe dans le culte liturgique, une indication de la neutralité ou au moins de l’ambivalence de l’argent, et en tout cas de sa valeur limitée. Cela se retrouve dans deux paraboles : celle des talents, où sont récompensés les gens qui ont fait simplement travailler des banquiers, et celle où est félicité pour son habileté l’intendant malhonnête qui se fait des amis en volant son maître. Ces deux histoires débouchent une leçon identique : « Si vous n’êtes pas digne de confiance avec l’argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable » ? (Mt 25, 21 et 23 ; Lc 16, 11).
Il en ressort que le mal n’est pas l’argent lui-même, déclaré n’être que « peu de choses », mais l’usage qui en est fait — ou pas fait. C’est un moyen, qu’il est aussi dommageable de mépriser que d’ériger en fin. Dans cette perspective, une analogie avec le langage peut se discerner. À l’image des biens matériels et chiffrables, les mots proférés ne résistent pas à l’érosion du temps. Mais les richesses périssables deviennent transmissibles si elles sont traduites et représentées en monnaie, d’abord métallique, puis sur papier et maintenant numérique. Semblablement, les paroles s’envolent dans l’oubli, mais ont un effet plus large et plus durable si elles sont écrites, imprimées et médiatisées.
Quand le moyen dicte la fin
On peut aller plus loin : si l’argent a du pouvoir, c’est de même que le langage n’exprime pas seulement des idées mais produit des actions et suscite des réactions. Il peut cependant arriver que le moyen dicte la fin et s’y substitue. C’est ainsi que le nanti risque de ne plus penser qu’à s’enrichir encore et à imposer sa loi et que, de même, la communication peut devenir tyrannique. Les messages indéfiniment relayés à cause de leur valeur sensationnelle tendent à s’imposer comme des vérités inesquivables et exercent un pouvoir comparable et souvent allié à celui de l’argent.
De même que la parole, l’argent est un système de signes qui a une certaine efficacité, soit constructrice, soit destructrice.
C’est ce qu’a expliqué, il y a soixante ans déjà, au moment de l’avènement de la télévision, le philosophe canadien (et catholique) Marshall McLuhan : « Le médium est le message. » On n’est pas rivé au petit écran pour communiquer, pour se détendre ni pour s’instruire, mais parce que c’est lui le maître qui fascine et dont on ne peut plus se passer. Cela reste plus vrai que jamais à l’heure d’internet et des réseaux dits sociaux. Il n’en résulte pas que toutes ces technologies seraient diaboliques, de même que l’argent. Le tout est de ne pas en devenir les esclaves ou les jouets.
Entre Ésope et la Genèse
La sagesse antique et classique l’avait déjà bien vu en ce qui concerne la parole. On connaît l’histoire de langue d’Ésope, cet esclave contrefait et impertinent. Il lui est demandé de cuisiner le meilleur puis le pire des plats, et il sert deux fois de la langue. D’abord parce que « c’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison ». Ensuite parce que « c’est la source des divisions et des guerres. […] L’organe […] de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie ». C’est en ces termes que notre La Fontaine décrit les effets diamétralement opposés du discours dans la Vie d’Ésope qu’il a placée en tête du premier recueil de ses fables. Ce qui vaut pour le langage vaut pour l’argent. Celui-ci ne permet pas uniquement de faire. Il dit également. Il fait et accomplit tout en envoyant un message.
Le prototype à la fois le plus originel et le plus achevé de cette puissance est la Parole de Dieu, qui accomplit ce qu’elle énonce. Le Créateur œuvre et offre par son Verbe. Il dote du langage l’homme fait à sa ressemblance, lui donne le pouvoir de nommer et ainsi lui confie le monde et ses richesses (Gn 2, 19). Mais la parole de l’homme, qui s’est imaginé prendre son autonomie sur la foi de ce que lui racontait le Tentateur et s’est séparé de Dieu, peut devenir mensongère et assassine (Caïn invite Abel pour le tuer, cf. Gn 4, 8). Les langues finissent même par devenir étrangères les unes aux autres, empêchant la communication au lieu de la permettre (c’est l’épisode la Tour de Babel en Genèse 11, 1-9), pour ne laisser subsister que la force brutale.
Si l’argent « parle »…
De même que la parole, l’argent est un système de signes qui a une certaine efficacité, soit constructrice, soit destructrice. Ce qu’il représente et ce qu’il est en lui-même est don du Créateur — un don qui peut être détourné en instrument de pouvoir et de domination, et qui peut aussi guérir et sauver. Comme moyen d’expression en même temps que d’action, il ne donne pas du pouvoir sans dire quelque chose. C’est ainsi qu’il a sa place jusque dans l’Église. La participation à la messe par une offrande à la quête, le denier du culte, l’aumône, les dons aux œuvres sont aussi, à leur manière, des confessions de foi non facultatives. Et il est clair qu’il vaut mieux qu’un pasteur soit également un gestionnaire avisé.
Enfin, si l’argent « parle » à sa façon, et s’il peut être un moyen de manifester une compassion, une contrition, et même compenser des silences dans les affaires d’abus sexuels qui ont occupé l’actualité, il n’y a sans doute pas de raison d’exclure a priori l’indemnisation des victimes. Ce qui alors comptera sera le message, c’est-à-dire pas seulement ses formes ni même son inspiration, mais aussi l’accueil qui lui sera fait et les échanges qui pourront s’ensuivre.