L’influent hebdomadaire londonien The Economist consacre cette semaine sa couverture à l’Afghanistan, en titrant : "La débâcle de Biden". Il est permis de se demander si la reprise du pouvoir par les talibans à Kaboul est un cinglant échec seulement pour l’actuel président américain. Car l’effondrement du régime soutenu par les Occidentaux (et pas uniquement par les États-Unis) remet en cause beaucoup d’idées reçues et invite à quelques réflexions.
On peut certes reprocher à M. Biden de n’avoir apparemment pas prévu que son désengagement amènerait si vite ceux qu’il patronnait localement à capituler pratiquement sans combattre. Mais ce n’est pas lui qui a fourré son pays dans ce pétrin. Il y a presque deux décennies ans que l’affaire a été enclenchée par un de ses prédécesseurs, pour débusquer de son repaire le terrorisme islamiste, et aucun des présidents suivants (dont celui que l’actuel occupant de la Maison blanche a secondé pendant huit ans) n’a su la conclure, de quelque parti qu’il soit.
En l’occurrence, la faillite n’est pas uniquement celle de M. Biden ni de son "administration" (conseillers, généraux, services de renseignement, analystes, mercenaires, etc.). C’est bien plutôt un démenti infligé à certaines "valeurs" — ou (plus exactement) croyances. Essayons de les passer en revue.
Il est d’abord confirmé que le pouvoir de l’argent et la supériorité technologique ne sont pas des armes absolues. C’est une leçon déjà enseignée au Vietnam et en Irak. Il s’avère ensuite que la démocratie ne se décrète pas et n’est pas une aspiration naturelle, car son fonctionnement requiert le respect d’un certain nombre de règles qu’une culture n’assimile que progressivement. Elle repose d’une part sur l’information des citoyens, donc leur éducation et, pour commencer, l’alphabétisation de la population, et d’autre part sur l’institution un état de droit s’imposant aux puissants.
Rien de tout cela n’était établi en Afghanistan et n’est manifestement pas près de l’être. Ce qui apparaît ici est que le monde ne peut pas être entièrement divisé en États-nations théoriquement égaux, sur le modèle de ceux qui se sont constitués en Europe (non sans guerres et crises). La décolonisation a débouché ailleurs sur la création d’entités étatiques souvent multinationales, ou plus précisément pluriethniques, avec des affiliations religieuses diverses, impliquant souvent des conceptions et pratiques opposées du droit. Nombre de ces États-nations parfois artificiels se révèlent plus ou moins dysfonctionnels.
Ce qui est ainsi contesté, c’est l’universalisme occidental : l’idée que ce qui est évident et prioritaire en Europe, en Amérique du Nord et aux antipodes anglophones peut et devrait l’être pour tous en tout temps et en tout lieu. En Afghanistan (mais aussi en quantité d’autres pays), on ne se soucie guère de promouvoir les minorités sexuelles, ni de légitimer la fabrication ou l’élimination de fœtus sur simple demande, ou encore le suicide assisté. On ne proteste pas non plus contre le passe sanitaire, car nul n’y pense, les moyens de vacciner en masse faisant défaut. Et de toute façon, les libertés de conscience et d’expression sont déjà exclues par les Talibans.
On voit ici que l’échec américain en Afghanistan illustre la situation de ce début du XXIe siècle, qui n’est pas la « mondialisation heureuse » espérée après la chute du communisme soviétique.
Le retour de ces islamistes à Kaboul marque assurément qu’un certain libéralisme, indissociablement politique, économique et moral, pragmatique, promettant un bien-être foncièrement matériel et sans mystique, n’est pas le moule unique dans lequel l’humanité entière n’aurait plus qu’à se couler. Ce libéralisme verse désormais dans le "politiquement correct" et trahit là les idéaux d’égalité et de fraternité dont il se réclame. Les cultures woke et cancel ou les accusations de « racisme systémique » manifestent une intolérance qui ressemble fort à celle des Talibans. Ceux-ci ont détruit en 2001 de gigantesques bas-reliefs de Bouddha à Bâmiyân comme "une horreur impie". Il n’est pas si différent de souiller et abattre aujourd’hui des statues de personnages historiques anachroniquement condamnés pour colonialisme, esclavagisme, discrimination, etc.
La différence est que les militants qui ont déboulonné à San Francisco l’effigie de Junipero Serra, évangélisateur de la Californie au XVIIIe siècle, canonisé en 2015 par le pape François, n’invoquaient aucune religion pour reprocher à ce missionnaire franciscain "l’assujettissement des Amérindiens". Ils n’entendaient pas restaurer les cultes de l’ère précolombienne, ni promouvoir leur propre spiritualité. Leur iconoclasme était purement "laïque" et négateur. Le sécularisme est une maladie de la sécularisation introduite par la foi chrétienne qui invite à ne pas confondre Dieu et César, et en même temps annonce à tous qu’ils sont appelés à être les enfants de l’unique Père des cieux.
On voit ici que l’échec américain en Afghanistan illustre la situation de ce début du XXIe siècle, qui n’est pas la "mondialisation heureuse" espérée après la chute du communisme soviétique. Subsistent ou se réveillent un peu partout des particularismes qui exercent des dominations locales plus ou moins tyranniques et qui ne se transforment en impérialismes rivaux que si la taille du pays y pousse (Chine, États-Unis, Russie…). Les Talibans n’ont pas de visée expansionniste, et le monde musulman demeure profondément divisé. Les émules des mollahs de Kaboul sévissent surtout dans les États-nations fragiles du Moyen-Orient et d’Afrique, tandis que le terrorisme islamiste, si sauvage et déstabilisateur qu’il soit, fait bien moins de victimes que les guerres civiles là où la charia est la loi.
On peut dire que l’universalisme occidental est en échec parce qu’en devenant areligieux, il a dégénéré en idéologie molle que n’épargnent pas les tentations de radicalisation fanatique dont le "politiquement correct" n’est que l’expression la plus nette. Le niveau de vie dans les pays "riches" continue certes d’attirer des flux migratoires, mais ces derniers deviennent difficiles à gérer, et les nouveaux venus ne se laissent pas si aisément séculariser — spécialement à la deuxième ou troisième génération.
La laïcisation forcenée coupe les idéaux de "liberté, égalité, fraternité" de leur source chrétienne. C’est ce que saint Jean Paul II a rappelé au Bourget en 1980. Tout ceci donne de percevoir ce qui distingue d’un universalisme normatif la catholicité. Celle-ci ne contraint nullement à l’uniformité, peut imprégner toute culture, joue un rôle critique au sein de chaque civilisation, intègre à une communion par-delà les frontières et fait découvrir que l’Histoire n’est pas achevée et a un sens.