Le mardi 29 juin restera comme un jour de double deuil pour « l’éthique » : jour de l’adoption par l’Assemblée nationale de lois qui font du mot un alibi de plus en plus grossier pour une science sans conscience ; jour de la mort de Xavier Lacroix, philosophe et théologien moraliste, qui, lui, ne brandissait jamais cette même éthique pour se débarrasser de la morale. D’autres, qui l’ont mieux connu que nous, évoqueront le professeur, au lycée des Maristes de Lyon, puis à l’Institut des sciences de la famille à la Catho de Lyon. Nous nous contenterons de conseiller la lecture ou la relecture de ses livres. Les plus importants sont sans doute Le Corps de chair (Cerf), sa belle thèse parue en 1992, et Les Mirages de l’amour (Bayard), publié trois ans plus tard, lecture moins exigeante pour le non-philosophe et également très nourrissante.
Nourrissante est le mot qui convient, pour ces œuvres qui entendaient placer l’Eucharistie comme source et horizon de toute vie corporelle vécue pleinement. L’éthique de Xavier Lacroix, qu’il sut rendre audible au-delà des seuls catholiques, comme en témoigne par exemple sa tribune dans le Monde contre le « Mariage pour tous », était toutefois ancrée dans une mystique. Pour celui qui entre dans « le mystère du corps livré », notait-il, le critère moral ultime n’est ni l’équilibre, ni l’épanouissement personnel. La morale chrétienne « se définit par rapport à l’appel à la plus haute vie, qui est de devenir pour l’autre pain et nourriture ». Difficile d’associer plus clairement le Corps du Christ et le corps des hommes.
Ce qui se joue toujours, tout autant dans le désir sexuel que dans la faim eucharistique, c’est l’aspiration à transfigurer la chair en corps.
Lucide, Xavier Lacroix percevait les dangers d’un « court-circuit entre mystique et morale, qui ferait fi des médiations », mais il refusait tout autant une complète dissociation. Le ruisseau arrive parfois très loin de sa source, mais il ne peut continuer à couler sans elle : « L’éthique chrétienne tient son originalité de la Révélation du don total comme source de vie. » Conscient qu’une théologie du corps mal comprise pourrait mener à une idolâtrie du plaisir, il trouvait encore dans l’Eucharistie l’antidote à la religion de l’orgasme et voyait dans le mariage un précieux rempart contre le sexe pour le sexe :
C’est pourquoi il fit aussi l’éloge raisonné de la virginité et de la continence avant le mariage, dans une fidélité réfléchie à l’enseignement de l’Église, guère en vogue même dans les facultés catholiques. Dans la dernière partie du Corps de chair, il justifiait la continence, « une des formes de la chasteté », par la triple intégration du temps (attente, gradation, sentiment durable), de la loi et de la part de solitude de toute existence (contre le rêve adolescent de fusion immédiate). Observateur des errements du monde, il constatait déjà la manière dont un milieu parisien « mi-libéral, mi-libertaire (ces deux options se ressemblent beaucoup en matière d’éthique personnelle) » tentait de rendre normatifs des modèles minoritaires. Dans ce contexte, il remarquait le déplacement des tabous, « chasteté » ayant remplacé « éjaculation » en tête des mots imprononçables.
De cette œuvre dense et profonde, aussi loin des sucreries angéliques que du naturalisme gaulois et cynique, nous retiendrons plus que tout cette formule :
En somme, ce qui se joue toujours, tout autant dans le désir sexuel que dans la faim eucharistique, c’est l’aspiration à transfigurer la chair en corps. Idée fort claudélienne, qui fait joliment écrire à Xavier Lacroix : « Je suis plus ou moins corps, selon que je fais plus ou moins l’expérience de la rencontre — avec l’aimée, avec le Christ, avec la communauté. » Autrement dit, il n’y a de rencontre qu’entre des corps livrés. Corps offerts dans la rencontre sexuelle, cette « petite mort » ; corps rompus dans l’agonie qui mène à la mort, cette plénitude de la rencontre de l’Autre.
On comprend que Xavier Lacroix ait associé plus volontiers l’amour à la joie qu’au bonheur. La joie, « plus intérieure, plus dynamique et, surtout, plus compatible avec la souffrance » ne peut jamais être visée pour elle-même. Elle se reçoit « comme un cadeau, par surcroît, dans la certitude que le chemin suivi est le bon ». La joie révèle une chair en passe de devenir corps. Elle fait pressentir le corps glorieux, dans la plénitude de l’union des époux comme dans l’union au Christ du stigmatisé. En ce sens, la lecture de Xavier Lacroix pousse à transformer le deuil en joie. Loin de toute prétention universitaire à marteler des paroles définitives, il laissa le dernier mot de sa thèse au Christ :