En ce mois de juin 2021, le projet de loi relatif à la bioéthique sera ce que voudra l'Assemblée nationale, sans égards pour le Sénat. Pourtant le débat est loin d'être clos, et c'est pour le conserver ouvert qu'il convient de mettre toute cette affaire en perspectives, comme la série à succès sur Arte En thérapie le faisait pour quelques cabossés de l'existence. D'où la question : qu'est-ce qui sera cabossé par cette loi ? — une loi présentée comme réparatrice de discriminations injustes à l'égard de certaines catégories de femmes, et comme offrant des « avancées » significatives en matière de recherche scientifique, expérimentale et médicale. Par-delà sa lettre, c'est donc l'esprit de la loi qu'il faut mettre au jour. Mais comme cet esprit se diffuse de manière différente dans les multiples couches qui constituent cette loi, c'est couche par couche, niveau par niveau, qu'il faut l'interroger.
Premier niveau : l'enjeu électoral
Au seuil d'une nouvelle campagne pour les élections présidentielles, il est évident qu'Emmanuel Macron, probable candidat à sa réélection, doit couper ce qui était devenu un fil à la patte avec cette révision de la loi bioéthique qui a tellement traîné. L'ouverture de l'AMP aux femmes sans hommes était une promesse électorale de 2017. Faute d'avoir pu en tenir d'autres, il restait au moins celle-ci, qui ne coûtera pas un « pognon de dingue ». Rien ne prouve cependant que le président de la République se trouvera vraiment libéré d'un boulet à traîner. Qui n'a pas entendu Jean-Louis Touraine, vrai maître d'œuvre de cette loi, présenter sa théorie des dominos ? À savoir que « l'AMP pour toutes » n'était que le premier à faire tomber, les dominos suivants restant toujours debout.
Ce qui a été présenté à l'opinion publique, avec le concours des médias, comme la « mesure phare » de la loi, n'est en réalité qu'une loupiote.
Lesquels ? Il a bien sûr la gestation dite « pour autrui » (GPA), une arnaque à l'éthique dans son libellé même, mais aussi la légalisation du suicide assisté et d'autres formes d'euthanasie. De sorte que ce qui a été présenté à l'opinion publique, avec le concours des médias, comme la « mesure phare » de la loi, n'est en réalité qu'une loupiote. Elle satisfait une petite minorité de femmes et une partie des féministes, ainsi que ceux qui vont pouvoir augmenter l'activité de leur centre d'AMP, avec la caution de la loi. Elle n'est qu'une étape à dépasser pour tous ceux qui la jugent par trop restrictive. Pour savoir quel programme était vraiment souhaité, il suffisait de décrypter le titre du livre publié par le même Jean-Louis Touraine aux éditions Érès : Donner la vie [par AMP], choisir sa mort [l'euthanasie] : pour une bioéthique de liberté [à la place de l'éthique].
Deuxième niveau : le vrai bilan de la loi
Autant dire que la prétendue « mesure phare » a aveuglé tout le monde, les satisfaits comme les frustrés de la loi. Car il suffit de compiler tous ses articles pour constater qu'elle donne quasiment carte blanche au système biotechnicien. On y trouve en effet, en vrac, la réduction de l'embryon humain comme des cellules souches qu'on en tire à un matériel expérimental, la création d'embryons transgéniques par Crispr-Cas 9 (à la fois un tippex pour effacer et un moyen pour « éditer »), la production de chimères animalo-humaines (mais pas encore d'humains animalisés). Des limites et des normes sont certes mises en place, mais les procédures d'autorisation sont tellement allégées que l'on devine ce qui s'ensuivra. Nous savons en effet d'expérience que la technoscience appliquée au vivant n'en a jamais fait qu'à sa tête et qu'elle a toujours pratiqué la politique du fait accompli, au nom du slogan « On n'arrête pas la recherche ! » Sauf qu'en la matière, il n'est pas question de recherche purement théorique, mais d'actions réalisées sur le vivant.
Ce qui est interdit aujourd'hui se trouve déjà nourri en sous-main, préparant ce que la prochaine révision de la loi ne pourra qu'entériner.
C'est là que les choses se compliquent : parce que la plupart des recherches précitées sont chargées d'ambivalence. Ce qui veut dire que les mêmes avancées peuvent profiter à la science et à la médecine comme à des projets extra-médicaux. Et c'est justement par ce biais des latitudes offertes à la recherche que s'opère un mixte entre demandes sociétales et technoscientifiques. Ce qui signifie que ce qui est interdit aujourd'hui se trouve déjà nourri en sous-main, préparant ce que la prochaine révision de la loi ne pourra qu'entériner. La promotion des cellules adultes reprogrammées (cellules iPS) ? Un espoir pour la médecine, mais aussi la possibilité de produire des gamètes en se passant des donneurs de l'autre sexe. La FIV à trois parents, désormais autorisée ? En dehors des difficultés éthiques et psychologiques, c'est aussi une ouverture sur le clonage. La possibilité de recourir à un double don de gamètes ? C'est entériner la « parentalité d'intention », qui rendra « parents » des personnes qui ne seront pour rien dans leur enfant. Donc une porte entrouverte vers la GPA. Le droit, pour les femmes, à l'autoconservation de leurs gamètes ? Sous couvert de « libération » de la chronobiologie, jugée oppressive pour les femmes, c'est un grand pas en avant vers la transformation de la procréation en reproduction planifiée. Il faudra en passer par l'AMP pour enfanter, même si la femme n'est ni inféconde ni stérile.
Pour l'heure, il semble que le DPI-A, le diagnostic prénatal systématique avant toute implantation d'un embryon issu de la FIV, réclamé par les opérateurs pour éviter d'implanter des embryons qui ne se développeront pas, ne sera pas autorisé. Motif : il ouvre sur l'eugénisme. Mais on peut parier qu'il entrera dans nos pratiques, et l'argument selon lequel on doit le refuser pour éviter l'eugénisme ne vaut rien. Comme l'a en effet démontré le philosophe allemand Jürgen Habermas, qui n'a rien d'un conservateur réactionnaire, il y a eugénisme à partir du moment où des adultes font un choix et opèrent une sélection sur l'origine d'un enfant, au lieu de laisser cette dernière aux hasards de la nature ou, pour les croyants, à la volonté divine. Or si l'on fait le tour de ce qui se passe déjà dans le monde, un eugénisme encore soft est déjà en place : on élimine par diagnostic prénatal les embryons tarés ou suspects de l'être, le business procréatif permet la libre sélection des gamètes pour leur performance supposée, on peut choisir le sexe de son enfant, etc.
La question qui bientôt ne fâchera plus personne est bien la suivante : pourquoi persister à engendrer naturellement des « enfants sauvages » si l'on peut produire des « enfants cultivés », à zéro défaut ?
Il suffit donc d'identifier la tendance qui se dégage de ces mesures pour constater que le champ d'intervention de l'AMP va se trouver démesurément élargi. Pendant un temps, on continuera à mettre en avant l'alibi thérapeutique (éviter les tares d'origine génétique) et la compassion moralisante pour les femmes en manque d'enfant (ou de grossesse). On maintiendra également des restrictions d'ordre sanitaire (dont l'âge limite des femmes pour bénéficier d'une AMP). Mais il est clair que « l'AMP pour toutes », qui concerne des femmes qui ne sont ni stériles ni infécondes, n'est que le prélude à « l'AMP pour tous ». Dans ce contexte, la question qui bientôt ne fâchera plus personne est bien la suivante : pourquoi persister à engendrer naturellement des « enfants sauvages » si l'on peut produire des « enfants cultivés », à zéro défaut ?
Troisième niveau : la bioéthique « à la française »
À la question « esprit de l'éthique, es-tu là ? », il faut répondre « non ». Il a été remplacé par celui de la « bioéthique » internationale, d'inspiration libérale-libertaire, d'origine américaine. Elle a eu pour principal initiateur Tristram Engelhardt, qui l'a explicitement fondée pour remplacer l'éthique, devenue inopérante à ses yeux. La pratique a confirmé que la bioéthique ainsi conçue n'avait pas d'autre fonction que de légitimer les projets de transformation de la condition humaine par la technoscience. En l'occurrence, le contexte franco-français fait que cette bioéthique est encastrée, selon le Conseil d'État, dans le triptyque « républicain » : liberté, égalité, solidarité. Ce qui l'inscrit dans le cadre légal, réglementaire et administratif de l'assistance sociale et de l'assurance maladie (sic !). Comme l'a remarqué Emmanuel Hirsch, il en résulte que cette loi présentée comme « bioéthique » est en réalité biopolitique (voire biocratique). Ce qui correspond à la culture de notre pays comme à celle du président de la République, qui associe « en même temps » un versant inspiré par Saint-Simon, selon lequel « il faut passer du gouvernement des hommes à la gestion des choses », et un versant libéral-libertaire en matière sociétale et morale.
Par rapport au reste du monde, et surtout les pays de culture anglo-saxonne, la France représente donc un cas particulier. Ce dont se félicitent nos procréaticiens, qui estiment à juste titre que cette loi limite drastiquement ce qu'ils qualifient de « dérives » (commercialisation et libre sélection des gamètes, GPA, choix du sexe, etc.). Or soit ils pèchent par naïveté (c'est vrai pour une partie d'entre eux), soit ils trompent leur monde, car il n'est pas question ici de dérives de l'AMP, mais de logique de l'AMP. Une logique selon laquelle toutes les innovations techniques sont forcément mises en œuvre et s'ajoutent les unes aux autres avec effet de cliquet, c'est-à-dire sans jamais revenir en arrière. Moralité, le législateur français s'est lui-même mis dans la seringue avec cette loi. Par simple effet du piston, sous pression internationale, toutes les limites mises en place aujourd'hui sauteront fatalement. Et c'est là que se dévoile la faiblesse des arguments invoqués en faveur de cette loi.
L'argument massue, qui a servi d'arme de dissuasion massive envers les critiques, est le pseudo-principe de non-discrimination. Or ce principe ne vaut que pour les sujets de droit, qui sont des abstractions. On les considère en effet en faisant abstraction de leur sexe, de leur âge, de leurs capacités en matière de procréation, etc. Ils sont donc identiques en droit, bien que différents en fait. Mais si l'on fait abstraction des différences de fait, n'importe qui peut avoir droit à n'importe quoi. Appliqué à la « mesure phare », ce principe permet d'ouvrir l'AMP aux femmes sans hommes pour qu'elles ne soient pas discriminées par rapport aux femmes avec hommes. Mais les gays, pour lesquels la GPA s'imposent, sont ipso facto en droit de se plaindre de discrimination, au nom de ce même principe qui a servi à étendre la PMA à certaines femmes.
On nous a aussi présenté l'argument misérabiliste : il est injuste que seuls les riches puissent se faire faire une AMP sur mesure à l'étranger, les pauvres n'ayant droit à rien. L'assurance maladie va donc rembourser un certain nombre de tentatives de FIV… Comme si l'incapacité d'avoir un enfant par choix personnel de vie (couple de lesbiennes, femme célibataire) était une maladie ! Avec la loi ces femmes accèderont certes à l'AMP mais dans le cadre d'un dispositif réglementaire excluant le choix des donneurs de sperme, distribué de manière arbitraire par les Centres agréés, qui ne font de sélection que sur critères strictement sanitaires. Alors que l'on peut, moyennant finances, aller en Belgique. Ou d'un simple clic sur Internet, recevoir à domicile le sperme du donneur que l'on veut, sélectionné sur critères physiques, esthétiques, intellectuels, sportifs et autres. Il suffit pour cela d'en faire la commande chez Cryos International, au Danemark, principal diffuseur de sperme de Viking dans le monde. Que deviendra l'argument misérabiliste quand des femmes auront à choisir entre du sperme gratuit mais anonyme, et du sperme minutieusement sélectionné ? La levée partielle de l'anonymat du donneur, qui est une bonne mesure, n'y changera rien, on ne l'aura pas choisi.
Il y a enfin l'argument de la concurrence, selon lequel la France serait « en retard » sur le monde entier. Cet argument, qui vaut d'abord pour la recherche et les innovations techniques, est déjà faible en soi, car n'importe quel progrès technique n'est pas à reproduire au seul motif qu’il existe ailleurs. Par exemple, s’il est évident que prélever un cœur sur un vivant, en le tuant, augmenterait les chances de réussite de la greffe, cela ne le justifie pas. La France serait-elle en retard pour la peine de mort, pratiquée en Iran, Arabie, et bien d'autres pays ? En retard sur les essais de manipulations génétiques réalisés en Chine ? Les créations de chimères de type « chimpanzhomme », auxquels rêvent tant d'apprentis-sorciers ? La réalité, pour revenir à l'AMP, est que la France sera effectivement concurrencée par tous les pays étrangers qui se moquent des lois restrictives en la matière, parce qu'ils font de la procréatique un business comme un autre, uniquement régi par les lois de l'offre et de la demande.
Quatrième niveau : l'omnipotence de l'esprit du temps
Il ne faut pas se leurrer : la présente loi n'est qu'un fétu de paille roulé par un torrent qui déferle aujourd'hui sur le monde occidental, provoquant ce qu'il faut bien appeler une crise de civilisation. Une crise qui ne se résume pas au matérialisme ambiant, qui a fait de l'enfant un bien de consommation comme un autre, suscitant un « droit à l'enfant » lequel n'a nul besoin d'être inscrit dans une loi pour être opératoire (l'interdire par la loi ne pèserait donc pas bien lourd).
De cette crise, qui est de nature anthropologique et même ontologique, notre loi de bioéthique nous dévoile discrètement un pan important. En effet, il faut se demander pourquoi elle ouvre l'accès de l'AMP aux lesbiennes en couple et aux femmes célibataires. Pour ne pas avoir l'air d'accéder à une demande des couples de femmes homosexuelles, en ouvrant simultanément cet accès à des femmes seules, présumées hétérosexuelles ? Sans doute. Mais il faut aller plus loin en remontant dans le temps, jusqu'à Simone de Beauvoir, qui a lancé une nouvelle forme de féminisme, autre que celui de l'égalité des droits entre hommes et femmes, qui est justice. Avec sa célèbre formule « on ne naît pas femme, on le devient », Beauvoir pointait la subordination de la femme, assignée au « deuxième sexe » par le premier, mais admettait encore que la femme naissait « femelle ». Ce que récuse Judith Butler, la plus connue des idéologues du genre, pour laquelle le sexe biologique ne compte pour rien. Il n'est pour elle qu'une création pseudo-scientifique, inventée par les hommes, pour donner un fondement naturel à la domination hétéro-patriarcale, cause de l'oppression des femmes, et plus généralement de tous les maux du monde. Le sexe est donc remplacé par le genre comme libre construction subjective de soi-même — en somme : « à chacun son genre ».
Apparemment, l'actuelle loi de bioéthique semble loin de ces débats. Mais elle ne se comprend pas sans le mouvement général de notre législation depuis les années 1970. Mouvement dont Michel Schneider a démontré dès 2002, dans son livre Big Mother, que le slogan féministe « mon ventre est à moi », employé en faveur de la légalisation de l'avortement, avait pour sens profond « mon enfant est à moi ». Tout le reste a suivi, et c'est aux femmes seules, adultes ou mineures, d'assumer une IVG, une IMG (avortement en cours de grossesse), et maintenant, grâce à la nouvelle loi, de tout décider dans le champ de la procréatique. Pour reprendre un mot de Lacan, la femme est enfin « toute ».
On comprend alors la vraie raison de l'ouverture de l'AMP aux lesbiennes et femmes célibataires : par la loi, l'Assemblée nationale, expression politique de la domination patriarcale selon l'idéologie du genre, devenue omniprésente et omnipotente, met un genou à terre en signe de repentance, de soumission et d'allégeance à la femme « toute ». La distinction entre femmes homosexuelles et hétérosexuelles est donc secondaire, car le seul vrai point commun entre ces deux catégories de femmes est que ce sont des « femmes sans homme » (faute d'en avoir un, ou d'en vouloir un, ou parce qu'on refuse l'homme). À propos de cette loi, la gynécologue Gemma Durand a très justement noté, dans une tribune publiée par La Croix du 15 juin 2021, que la critique de fond à faire à la loi n'était pas qu'elle créait des enfants sans père (car même un père inconnu, absent ou mort fait fonction de père) mais la femme sans l'homme. Ce qui constitue une révolution anthropologique majeure. De sorte que la femme n'est plus l'avenir de l'homme, seule la femme étant l'avenir de la femme.
Et pourtant, là encore, notre législateur est en retard d'une guerre au moins… Parce que s'il avait vraiment suivi le film, qui se déroule aujourd'hui en accéléré, il saurait que la logique de la théorie du genre rend plus que douteuse l'existence même de « la femme ». Judith Butler se demandait déjà à quoi pouvait bien correspondre la « catégorie femme ». Monique Wittig, plus radicale, préférait faire de la lesbienne, débarrassée de la gent masculine, donc de l'oppression hétéro-patriarcale, le prototype et l'avant-garde de l'humanité future. Mais elle affirmait aussi que « la lesbienne n'existe pas »… C’est la logique même, selon la dernière avancée en date, qui abolit ce qui restait de dualité au sein du genre, au profit du « non-binaire » — ni homme, ni femme. Il n'est donc plus question d'assignation à un genre, ni par autrui (ce qui est oppressif), ni par soi-même : vive la « fluidité » de genre ! À ce propos, la philosophe Bérénice Levet avait aussi posé une bonne question, Beauvoir n'étant plus là pour l'entendre : si l'on naît femelle, pourquoi devenir femme ? Pourquoi pas homme ? Et si l'on naît mâle, pourquoi ne pas devenir femme ? Et pourquoi pas neutre ? Ceux qui suivent l'actualité sauront que nous en sommes là : à la tension virant au conflit ouvert entre féministes et transgenres, ceux qui remplacent la lesbienne pour constituer l'avant-garde de l'humanité non binaire.
L'actuelle loi est donc très en retard, mais des avancées ont déjà eu lieu par ailleurs, notamment avec la suppression des mentions « père » et « mère » dans les documents d'état civil, au profit de « parent 1 et 2 » (en attendant 3, voire 4). Autrement dit, nous sommes en train de créer un chaos indifférencié, dont nous savons qu'il est source de violence. C'est justement là que nous pouvons nous montrer optimistes : ce délire n'aura qu'un temps, même s'il y faut une génération. Les hommes et les femmes renaîtront de leurs cendres plus neufs qu'avant. Les tribunaux américains seront peut-être même les premiers à assurer le retour à l'immémoriale sagesse des humains ordinaires, quand ils auront à évaluer le préjudice des victimes de ces inepties et sanctionner leurs initiateurs.