Si la mère juive est un personnage de comédie immortalisé par Marthe Villalonga dans Un éléphant ça trompe énormément (1976), la mer juive, elle, est synonyme de tragédie. Dans la culture biblique, la mer est associée à la mort. Elle est cet infini indomptable et dangereux, menaçant d’engloutir les hommes qui s’y aventurent. Pour les Juifs, à la suite des grandes cosmogonies babyloniennes, l’œuvre de la création a consisté, en particulier, à séparer la mer de la terre et du ciel, et à la mettre hors d’état de nuire, elle et tous les monstres qui habitent dans ses obscurités.
Ainsi, Dieu rappelle à Job : « J’imposai ma limite à la mer et je disposai verrou et portes, et je lui dis : “Tu viendras jusqu’ici ! Tu n’iras pas plus loin, ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots !” » (Jb 38, 10-11). Le psaume 106 évoque également la manière dont Dieu maîtrise la tempête et vient au secours des hommes en proie à l’angoisse face à un naufrage imminent. Enfin, le passage de la mer rouge séparée en deux par la main de Moïse pour échapper aux chars de Pharaon est le paradigme à travers lequel toute action du Dieu sauveur est comprise.
Dans l’œuvre de la création comme dans l’œuvre de la rédemption, Dieu est vainqueur contre la mer, donc contre la violence et la mort. C’est tout cela qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on entend l’Évangile de ce jour. Alors que la tempête fait rage sur la mer et que Jésus paraît dormir, les disciples s’écrient : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » C’est le cri de l’humanité perdue depuis le péché originel, et qui se croit abandonnée d’un Dieu dont elle accuse le silence face au mal. Mais Dieu écoute la supplication de son peuple. Jésus se lève, et commande à la mer, sans doute en accompagnant sa parole d’un geste impérieux : « Silence, tais-toi ! » C’est la liturgie du baptême, par laquelle l’homme est plongé dans les eaux glacées de la mort, à la suite du Christ, avant de ressusciter avec lui et par lui, délivré de la mort et du péché.
Les murs des églises et chapelles des côtes bretonnes, tapissés d’ex-votos qui remercient Dieu ou la Vierge Marie pour avoir sauvé tel bateau du naufrage nous rappellent que tout cela n’est pas un symbole évanescent. La cloche du sanctuaire de Rocamadour qui sonne jusqu’à aujourd’hui pour signaler que des naufragés viennent d’être secourus miraculeusement en mer nous l’enseigne également. Il en va de même de ces images terribles où des immigrés — trompés par des passeurs sans scrupules qui exploitent la misère et font miroiter un eldorado imaginaire — luttent contre la noyade avant d’être secourus ou bien engloutis.
Décidément, la Bible ne ment pas : la mer tue, Dieu sauve, et ce n’est pas métaphorique. Ce que Jésus accomplit dans l’Évangile de ce jour, ce qu’il accomplit sur la Croix et qu’il nous communique dans le baptême, il l’accomplit aussi mystérieusement dans la vie de milliers d’hommes et de femmes qui, parfois, ne le connaissent pas voire le méprisent. En Jésus, Dieu sauve.
S’il ne faut pas allégoriser à l’excès le récit de l’Évangile, tant des situations concrètes qui l’actualisent de manière dramatique, il n’est pourtant pas interdit de méditer sur sa signification au-delà de la matérialité des faits qu’il relate. Selon les Pères de l’Église, la barque où se trouvent Jésus et les disciples est la figure de l’Église. Par le baptême, nous sommes dans l’Église et nous expérimentons que la barque de l’Église affronte la tempête et nous craignons parfois le naufrage. Peut-être pas le naufrage de l’Église, dont nous savons qu’elle a les promesses de la vie éternelle, mais au moins notre naufrage à nous.
Même pour l’Église, les apparences sont parfois inquiétantes… Nous savons que Jésus est avec nous dans la barque de l’Église, mais nous avons l’impression récurrente qu’il dort, nous laissant seuls pour affronter la tempête. La réaction de Jésus face aux cris des disciples est instructive : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Or « la foi est une façon de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas » (Hb 11, 1). Les disciples voient Jésus, certes, contrairement aux patriarches évoqués par l’épître aux Hébreux, mais puisqu’il dort, ils doivent croire qu’il ne les abandonne pas et qu’il continue d’agir pour les sauver. S’ils avaient une foi suffisante, ils possèderaient déjà le salut qu’ils espèrent, et ils reconnaîtraient en Jésus qui dort le sauveur qu’ils ne voient pas pour l’instant comme tel.
Dans le sillage des disciples et des patriarches, nous voilà embarqués avec Jésus dans cette Église qui tient plus parfois du radeau de la méduse que du fier vaisseau qui fend les flots. La foi chrétienne, c’est croire que Jésus est un bon capitaine qui n’abandonne jamais le navire et qui prend sur lui la responsabilité de la vie de ses passagers. C’est croire que Jésus qui semble parfois se taire et demeurer dans un repos inquiétant nous parle toujours dans le silence de nos cœurs et agit vraiment dans nos vies. Nous serions d’autant plus coupables de manquer de foi que nous bénéficions de 2000 ans d’histoire de l’Église, sans compter l’histoire sainte du Peuple de l’ancienne Alliance. Dans les circonstances pénibles de notre vie, où les indices de la présence agissante de Jésus sont souvent difficiles à percevoir, nous avons la ressource de pouvoir puiser dans le trésor de la foi de l’Église. Le témoignage des saints, l’assurance que les sacrements produisent effectivement ce qu’ils signifient, tout cela est mis à notre service pour pallier notre manque de foi.
C’est ici que s’impose un retour au monde de significations charrié par le thème de la mer dans l’univers mental des Juifs. La mer est dangereuse parce qu’elle fait mourir, et elle est liée à deux forces maléfiques : Babylone et Pharaon. Il vaut la peine de s’intéresser à ces deux ennemis des Juifs de l’Ancienne Alliance, qui sont aussi des ennemis de l’Église aujourd’hui.
La mer qui menace d’engloutir l’Église, c’est d’abord Babylone, c’est-à-dire la tentation du pouvoir, de l’argent, et des vices en rapport avec la sexualité. Ces tentations-là guettent tous les baptisés, laïcs et clercs. C’est un peu de l’Église qui meurt en nous à chaque fois que nous y succombons. Ou plutôt, c’est nous qui mourons à l’Église et au Christ chaque fois que nous succombons sous l’offensive de cette Babylone qui nous assaille de l’extérieur par les médias, la culture de mort, la politique, mais qui trouve des complices dans nos cœurs.
L’autre mer qui menace d’engloutir l’Église, c’est Pharaon. Une menace extérieure venue de l’autre rivage de la Méditerranée, parfois de manière guerrière, chez qui nous avons habité pendant quelques générations par le passé… Pas besoin de faire un dessin pour discerner ce qui, aujourd’hui, pourrait y ressembler dans notre situation ! L’immigration massive, souvent de culture musulmane, puisqu’il faut la nommer, est perçue comme une menace pour l’Église, et elle l’est à bien des égards. Mais outre les impératifs de la charité qui commande de secourir ceux qui sont bien souvent des victimes avant que d’être des agresseurs, il convient de réfléchir : le passage de la mer doit aboutir à une renaissance dans le Christ. Que faisons-nous pour que ces milliers d’hommes et de femmes débarquent en véritable terre promise, c’est-à-dire une terre où l’on rencontre le Christ ? La barque de l’Église est dans la tempête. Elle l’a toujours été. Babylone et Pharaon menacent. Mais nous avons l’assurance que le Christ veille et qu’il vient nous sauver. Peut-être faut-il nous réveiller nous-mêmes avant de lui reprocher de dormir !