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Jésus avait prévenu : « Je suis venu allumer un feu sur la terre » (Lc 12, 49). C’est que « notre Dieu est un feu dévorant » (Hb 12, 29). Pourtant le Calvaire a plutôt laissé aux disciples un goût de cendres, alors qu’aucun feu n’a été allumé par Jésus sur la terre. Et lorsque Jésus quitte la terre, malgré la joie de la Résurrection, il n’y a toujours aucun feu à l’horizon. Est-ce parce qu’ils ont ce goût de cendres à la bouche que les Douze n’osent pas sortir du Cénacle et proclamer à la face du monde la Bonne Nouvelle du Christ ressuscité ?
Confinés au Cénacle, les Douze ont peur de parler : leur langue est une langue morte. Lorsque Marie-Madeleine est venue leur rapporter sa rencontre avec le Ressuscité, ils moquent ces racontars de bonne femme : leur langue est une langue de vipère. Et après l’Ascension ? Rien. L’ordre de mission donné par Jésus d’aller au-devant des nations, de faire des disciples et de les baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit a-t-il été oublié ? On imagine les Douze psalmodiant à voix basse et rongés de culpabilité : « Que ma langue reste collée à mon palais, si je ne me souviens plus de toi » (Ps 137, 6).
Les langues de feu ne sont pas restées longtemps sur le sommet de leur crâne : elles sont entrées dans leur cœur, puis ont embrasé leurs bouches
Mais voilà que Jésus tient sa promesse et se rappelle à leur bon souvenir. Au diable les langues mortes, au diable les langues de vipère, voici l’Esprit saint qui descend du Ciel et se pose sur les Douze sous la forme de langues de feu. Ils auraient pu en rester bouche bée, mais c’est le contraire qui se produit. Les langues de feu ne sont pas restées longtemps sur le sommet de leur crâne : elles sont entrées dans leur cœur, puis ont embrasé leurs bouches, et voici que l’Esprit-Saint parle à travers eux devant le peuple de Jérusalem ébahi ! Une prédication au lance-flammes et non pas ce robinet d’eau tiède, entre langue de bois et langue de buis, du sermon paroissial ordinaire !
Jésus est venu apporter le feu de l’Esprit sur la terre, les Douze l’ont reçu et communiqué. Deux mille ans plus tard, qu’en est-il pour nous ? Le flambeau aurait-il été perdu en route ? La torche serait-elle tombée des mains d’un athlète de Dieu, interrompant le relais triomphal de la Tradition ? La moindre des choses serait de se poser honnêtement la question. Et honte à celui qui prétendrait se rassurer à bon compte en arguant que la chrétienté révolue a laissé place à un christianisme plus personnel, plus profond, préférable donc malgré sa marginalité à celui d’autres époques où dominait, croit-on, un christianisme sociologique et formaliste.
D’abord, qui sommes-nous pour sonder les reins et les cœurs de nos ancêtres dans la foi ? Le simple fait qu’ils nous l’aient transmise plaide plutôt en leur faveur. Et puis la mystique du petit reste ne va pas sans orgueil, et la réduction de la quantité n’est jamais garante d’une augmentation en qualité. Il est d’ailleurs frappant, dans les Actes des Apôtres comme dans l’Évangile, de constater combien on se réjouit du nombre des personnes converties, de la croissance numérique de l’Église. Ne prétendons pas examiner le réel avec les lunettes du Saint-Esprit lorsque nous croyons voir un cadeau de la Providence dans ce qui est en réalité un accident industriel…
Pour autant, il ne faut pas se tromper de diagnostic. À celui qui prétendrait ne discerner l’effusion de l’Esprit saint que dans le spectaculaire, il est bien évident que les apparences sont contre l’Église. Mais un tel regard demeure trop extérieur. Ce qui est grave n’est pas que l’effusion de l’Esprit saint ne se produise pas selon les canons hollywoodiens à grand renfort d’effets spéciaux. Non, ce qui serait grave serait que nous refusions d’être brûlés au feu de l’Esprit. Et c’est là qu’est l’os, hélas !
La vérité, et c’est ce qui explique que notre Église en Europe oscille entre tiédeur et froid glacial, c’est que nous avons peur du feu de l’Esprit, parce que le feu, ça brûle… C’est aussi simple que ça ! Que ce soit un feu d’amour qui embrase, que ce soit un feu purificateur qui éprouve, nous craignons le feu de l’Esprit plus que nous ne le désirons. Dans la guerre qui nous oppose au péché, dans notre mission d’évangéliser le monde entier, nous refusons l’épreuve du feu. Et c’est ce refus qui est fatal.
Contre cette attitude, l’Esprit saint lui-même suggère d’adopter ce qu’on pourrait appeler la spiritualité de la bûche. La bûche… cette pièce de bois inerte qui attend d’être jetée au feu. Inerte, mal dégrossie, la bûche nous ressemble. Or, le destin de la bûche, c’est d’être brûlée, passée au feu. Posée au milieu des autres bûches, non loin de l’âtre, la bûche en perçoit la chaleur : les flammes ne sont pas encore assez proches pour l’entamer, mais déjà la chaleur l’envahit, et quelques étincelles volent autour de notre bûche. C’est notre situation de chrétiens, tièdes, mais disposés à être réchauffés. Nous vivons des sacrements, mais sans vraiment livrer notre vie et notre cœur à l’Esprit de Dieu.
Dieu travaille notre âme, et ce travail n’est pas sans douleurs pour nous.
Un jour ou l’autre, la bûche est déposée dans le feu. Le feu l’envahit, tout d’abord de l’extérieur, par mode de violence. Tout ce qui est impur disparaît progressivement, à mesure que le feu s’empare de la bûche. Le bois résiste, le feu crépite, le bois pleure des larmes aussitôt séchées par la fournaise ; le bois meurt pour devenir feu. C’est notre situation lorsque nous acceptons de nous livrer à l’Esprit-Saint. Il faut alors subir des purifications, des corrections : Dieu travaille notre âme, et ce travail n’est pas sans douleurs pour nous. C’est toute une partie de nous-mêmes qui est anéantie, notre péché, notre ego, notre volonté propre. « Il est terrible de tomber aux mains du Dieu vivant » (Hb 10, 31).
Puis vient un moment où le feu envahit tellement la bûche que la bûche ne se distingue plus du feu. Le feu est comme intérieur à la bûche, la bûche est devenue elle-même un foyer ardent, brûlant sans se consumer ; la bûche, alors, brille d’un éclat nouveau ; elle réchauffe, éclaire, et brûle tout ce qui s’approche d’elle. Elle ne fait plus qu’un avec le feu, dont elle a pris toutes les propriétés. C’est notre situation lorsque nous acceptons enfin de nous livrer entièrement à l’amour dévorant de Dieu, au feu de son Esprit saint. Alors le mal est vaincu en nous et à l’extérieur de nous, alors nous sommes des témoins de la grâce auprès de nos frères, alors l’amour rayonne en nous comme jamais, alors nous atteignons la plénitude de notre être de chrétien en étant entièrement configurés au Christ.
On m’objectera que peu de chrétiens arrivent à cette dernière étape, du moins ici-bas. Peut-être… Mais d’abord, certains y sont déjà sans s’en rendre compte. La conscience que chacun possède de son union à Dieu est toute relative, et la sainteté ne se mesure pas à l’intensité du sentiment religieux. Et puis, le parcours n’est pas absolument linéaire, il y a des va-et-vient : un feu, même un brasier, ça s’entretient, sans quoi ça finit par s’éteindre en laissant un goût de cendres et d’amertume un peu âcre. Il suffit d’une seule communion ou d’une seule confession dans de bonnes dispositions pour créer un incendie dans le cœur le plus fermé.
Au demeurant, si un chrétien a l’impression de n’avoir jamais ressenti la morsure du feu de l’Esprit-Saint, ou trop peu, qu’il se console en se disant que le destin d’une bûche est d’être, un jour, jetée au feu. Ce peut être aujourd’hui, ce sera peut-être demain, ce sera peut-être à l’instant de la mort, mais chacun peut en être sûr : le chrétien est destiné, un jour, à brûler du feu de l’Esprit. Peu importe quand ! Le plus tôt sera le mieux, bien sûr, mais en attendant, tout baptisé doit avoir foi dans son destin de bûche. Il faut imaginer une bûche heureuse.
Demandons donc non seulement que l’Esprit saint descende sur nous en abondance...
C’est donc à la fois personnellement et communautairement qu’il nous faut appeler sur nous le feu du Ciel ! Depuis Jean XXIII, tous les papes ont appelé à une nouvelle Pentecôte dans l’Église. Elle se fait attendre, au moins quant à ce qu’on peut en voir, au moins dans nos contrées. Or il n’y a aucun doute que là-haut, la Trinité soit favorable à un tel projet ! Si cela n’a pas encore eu lieu, ou trop peu, c’est donc de notre côté qu’il faut en chercher la responsabilité. Demandons donc non seulement que l’Esprit saint descende sur nous en abondance, mais que nous acceptions de l’accueillir pour en être radicalement transformés. Alors, le monde sera enflammé de l’amour divin.