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Le christianisme sociologique est-il voué à disparaître ?

Lors de la messe de la Pentecôte, le 31 mai, à Chartres.

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Jean Duchesne - publié le 20/04/21
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Le pluralisme et l’individualisme ambiants occultent le fait que c’est nécessairement au sein de la société et de sa culture que la foi se choisit et s’exprime.

Parmi les opinions reçues ces temps-ci se trouve la thèse que le « christianisme sociologique » a disparu au profit d’un « christianisme par choix » : on ne serait plus croyant et pratiquant grâce à l’histoire dont on est issue, mais parce qu’après examen, on décide de s’approprier ce donné-là, et pas forcément en totalité ni irréversiblement. Ce constat semble condamner la foi à n’être plus désormais qu’une option facultative parmi d’autres. Mais le bien-fondé de l’analyse et de la distinction durcie en opposition n’est pas évident du tout.

Il apparaît en effet arbitraire de séparer la foi collective ou ambiante de l’engagement individuel. On ne croit jamais tout seul, par illumination directe exclusivement. Il y a toujours des médiations : la notion de Dieu n’est pas innée, et encore moins celle qu’il aurait un Fils qui s’est fait homme, a été crucifié et est ressuscité. Autrement dit, ce n’est pas une idée que l’on fait sienne ou que l’on rejette. C’est l’événement historique d’une révélation et ses répercussions jusqu’au présent et même pour l’avenir, dont on prend connaissance parce que tout cela est véhiculé au sein de la culture où l’on baigne.

Pour savoir si la foi est un don de Dieu lui-même et non un produit du contexte dans lequel on le trouve, le jauge et l’accepte ou non, le critère est simple : il suffit d’avoir conscience de n’être pas l’unique ni le premier, et en même temps qu’est proposé là bien plus qu’on est capable d’absorber. Il est alors impossible de garder pour soi ce que l’on a ainsi découvert. Car ce n’est pas une acquisition dont on pourrait jouir, mais une ouverture, l’intégration dans une dynamique d’échanges de dons de soi qui est celle de la vie même du Dieu trinitaire. Concrètement, cela veut dire d’un côté savoir que l’on a beaucoup à apprendre de ceux qui font des expériences analogues ou simplement transmettent les informations sur l’offre de Dieu à laquelle on répond, et de l’autre partager ce que l’on accueille pour mieux le recevoir.

Il n’y a ainsi pas de vie chrétienne sans l’Église et, puisque celle-ci est aussi un phénomène social, il n’y a pas de christianisme qui ne soit pas « sociologique ». Mais il n’y a pas non plus de christianisme purement « sociologique » et qui ne serait pas « par choix », car les chiffres et statistiques ne peuvent définir la foi que de l’extérieur, superficiellement, et sont impuissants à mesurer l’engagement personnel sans lequel parler de « foi » est une impropriété. Ceci dit, il est clair que les expressions de la foi, non seulement à travers le culte public et les efforts d’évangélisation, mais encore dans la culture, sont indispensables pour procurer les données sur lesquelles s’exercent les choix individuels.

C’est dans ce contexte d’éparpillement et de remises en cause générales que le christianisme, qui a toujours été un choix, apparaît davantage comme tel, parce qu’il n’y a plus rien qui soit socio-culturellement dominant.

La question devient alors de savoir comment et pourquoi, dans les grandes nations de ce qui fut la « chrétienté » européenne, le milieu culturel est de nos jours moins porteur des informations sur la foi qui permettent soit d’y souscrire, soit de la rejeter en connaissance suffisante de cause. Il ne semble pas que les objets de croyance soient maintenant plus inaccessibles que par le passé, même si l’ignorance religieuse augmente sans doute. Le fait est plutôt que le savoir à ce sujet est concurrencé par quantité d’autres, et non pas tant des croyances différentes que les expériences d’un vécu quotidien dont la matérialité refoule le souci d’un au-delà.

Les avancées des sciences et des technologies offrent (nul ne s’en plaindra !) des libertés sans précédent, qui vont jusqu’à l’autonomie. Mais il s’ensuit qu’en dehors du pluralisme — qui n’est qu’une auberge espagnole —, idéaux communs et vérités partagées deviennent plus difficiles à formuler et assimiler. Voir les controverses actuelles sur les « valeurs de la République » et la définition de la laïcité, mais aussi sur des points aussi fondamentaux que la procréation, l’identité sexuée et la fin de vie. C’est dans ce contexte d’éparpillement et de remises en cause générales que le christianisme, qui a toujours été un choix, apparaît davantage comme tel, parce qu’il n’y a plus rien qui soit socio-culturellement dominant. 

Cela ne signifie pourtant pas que la foi n’a plus de dimension sociologique. D’abord, aucune autre institution que l’Église ne réunit aussi régulièrement autant de monde. Ensuite, la croyance et la pratique ne sont pas devenues clandestines et restent collectives et publiques. Et puis, s’il y a heureusement quantité de conversions individuelles, la plupart des chrétiens le sont grâce à leur famille et leur milieu. Enfin, un christianisme socio-culturel, sans expression de foi, persiste dans l’attachement au patrimoine artistique et architectural inspiré par la foi, comme en témoignent l’émotion et la mobilisation après l’incendie de Notre-Dame de Paris.

Il convient dès lors de se demander si est durable et irréversible le climat pluraliste où l’adhésion de foi paraît être devenue affaire individuelle et n’est plus soutenue et alimentée par des coutumes et traditions qui entretiennent ou si besoin réveillent des convictions d’ordinaire enfouies sous les préoccupations immédiates. L’Occident sécularisé a cru que ses « valeurs » s’imposeraient infailliblement dans le monde entier. Cette ambition est battue en brèche, à la fois par le « retour du religieux » (islamique, hindouiste, bouddhiste, russe, protestant évangélique…) et par le « holisme » qui tient que l’individu n’existe que par le rôle que la société crée pour lui (exemplairement en Chine post-maoïste). La philosophe Chantal Delsol l’explique très bien dans Le Crépuscule de l’universel (Cerf, 2019).

De plus, l’industrialisation et le consumérisme, « moteurs » de l’individualisme pluraliste, sont accusés de menacer l’équilibre écologique de la planète. Et il y a pire, comme le signale également Chantal Delsol : c’est que l’humanisme justifiant la supériorité morale de l’Occident libéral (aux niveaux économique et des mœurs, et pas seulement politique) dégénère en un « humanitarisme » moralisateur, selon lequel tout désir constitue un droit qui doit être garanti par une loi dès qu’il devient techniquement possible de le satisfaire.

Cette « bien-pensance » avant-gardiste enferme dans un univers tellement faux qu’il écœure l’anti-héros du roman de Sébastien Lapaque, Ce monde est tellement beau (Actes Sud), et lui fait découvrir la vérité dans la foi et le style de vie des chrétiens radicaux qu’il rencontre. Dans un registre plus théorique, le sociologue allemand (et catholique) Hans Joas conteste que la sécularisation ait été inévitable et reste irréversible. Elle finit par créer un « sacré » non religieux qui impose un conformisme aussi étouffant et à la longue intenable que ceux dont elle a prétendu affranchir. « Le sentiment de se trouver à la pointe du progrès en tant que non-croyant appartient au passé, exactement comme, à l’inverse, la certitude pharisaïque d’être un homme moralement meilleur par la seule vertu de la foi », écrit-il dans La Foi comme option. Possibilités d’avenir du christianisme (Salvator). Pour lui, « l’Église est une communauté qui rend possible l’individualité ». C’est une manière de confirmer qu’on est chrétien tout aussi sociologiquement que par choix.

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