Tout commence comme un conte de fées. En 580, une arrière-petite-fille de Clotilde et Clovis, la princesse Ingonde d’Austrasie, partie du royaume franc à cheval sur le Rhin, épouse le prince Hermenégilde de Tolède. Elle a 13 ans, lui 25. En réalité, il s’agit d’un calcul politique. Par sa mère, Brunehaut, Ingonde est elle-même issue de la famille royale wisigothe d’Espagne et sa grand-mère, Goïswinthe, à la mort du roi son époux, s’est maintenue au pouvoir en épousant Léovigild, son successeur. Marier sa petite-fille franque au fils de son second époux, c’est ramener la couronne dans son lignage.
Cette stratégie familiale implique que la princesse Ingonde renonce à la foi catholique pour se convertir à l’hérésie arienne, niant la divinité du Christ, qui prévaut dans le monde wisigoth. Dans l’idée de sa mère et de sa grand-mère, deux têtes politiques froidement opportunistes et dénuées de toute conviction religieuse, il s’agit d’une formalité sans importance. Pas pour Ingonde. Élevée dans le souvenir de son aïeule, la grande Clotilde, de ses tantes, Clotilde la Jeune, Berthe, Clodoswinthe, ces « nouvelles Esther » mariées à des souverains païens ou hérétiques afin de les convertir au catholicisme, et qui l’ont parfois payé très cher, Ingonde n’est pas décidée à abjurer. Avec un courage et une détermination au-dessus de son âge, malgré son isolement à la cour de Tolède, la princesse tient bon et, arguant des clauses de son contrat de mariage, qui prévoient le respect de ses convictions, elle refuse obstinément le baptême arien.
Par chance pour elle, Hermenégilde, son mari, la soutient. Ce prince, et son frère cadet, Reccared, sont nés de la première union du roi Léovigild avec une aristocrate hispano-romaine ; Théodosia, issue d’une grande famille catholique, était la sœur de trois futurs saints prélats, Léandre, Isidore et Fulgence et c’est dans le catholicisme que leur mère les avait d’abord élevés. Après sa mort, on les avait contraints à devenir ariens. Hermenégilde en souffrait sans le dire.
Le courage de sa toute jeune femme lui fait honte de sa propre faiblesse. En ce printemps 582, Ingonde attend leur premier enfant et cette grossesse est cause de querelles familiales. Dans l’arianisme, l’on ne baptise qu’à Pâques. Si Ingonde n’abjure pas avant la fête, l’héritier du trône naîtra d’une mère catholique, ce que la reine Goïswinthe ne saurait tolérer. Alors, elle en vient aux voies de fait et, poussant sa petite-fille dans le bassin de l’atrium, avec l’aide de complices, elle lui maintient la tête sous l’eau, dans une parodie de baptême, la sommant d’abjurer le catholicisme ou de mourir. Et elle la noierait tout de bon si Hermenégilde et son père, attirés par les hurlements de la jeune femme, n’arrivaient à temps pour l’arracher aux mains de ses tortionnaires.
Convaincu que l’on en veut à la vie de sa femme, qu’il aime éperdument, Hermenégilde, la nuit suivante, prend une décision radicale : quitter Tolède et se réfugier avec elle à Séville, ville dont son oncle Léandre est évêque. À peine en sécurité là-bas, le prince annonce son retour au catholicisme, à la fureur de Goïswinthe qui pousse son mari à partir en guerre contre le fils « rebelle ». Du coup, Hermenégilde est obligé de lever des troupes contre son propre père… Il s’en désole et, lorsque son jeune frère, Reccared, se présente en ambassadeur dans une tentative de réconciliation familiale, il a la faiblesse d’y croire et le suit à Tolède, où il est aussitôt arrêté et emprisonné. Pendant plus d’un an, l’on va, par tous les moyens, tenter de lui faire abjurer la foi de Rome. Il tient bon, content de savoir, du moins le croit-il, Ingonde et leur fils en sécurité sous la protection de l’empereur byzantin. Un peu avant Pâques 586, le 13 avril, exaspéré, le roi Léovigild, sous la coupe de la terrible Goïswinthe, fait finalement décapiter son aîné qui meurt en pardonnant à ses bourreaux et à ses persécuteurs, toujours fidèle au catholicisme malgré toutes les promesses de grâces multipliées s’il abjurait.
Ingonde, restée veuve à 18 ans, mourra quelques mois plus tard à Palerme, hôte forcée d’un pouvoir byzantin toujours désireux de s’assurer des pions dans son jeu de stratégie compliqué de reconquête de l’Europe. Son fils, le petit prince Athanagild, conduit à Constantinople, y sera élevé en vue d’une éventuelle déstabilisation des puissances franque et wisigothe aux couronnes desquelles il pourrait prétendre ; il y mourra, seul, au seuil de l’adolescence.
L’histoire semble donc bien mal se terminer. Sauf que, en 586, le vieux roi Léovigild, père persécuteur et assassin, meurt et laisse la couronne à Reccared. Ce prince, complice involontaire de l’arrestation et de la mort de son frère, ne se l’est pas pardonné. Le martyre de son aîné a réveillé sa foi catholique. À peine sur le trône, il annonce sa conversion officielle, entraînant du même coup, selon l’usage germanique, celle de la noblesse wisigothique et du peuple. Le sang d’Hermenégilde n’a pas coulé en vain. L’Espagne est revenue à la foi de Rome.