Le sac de Constantinople par les croisés le 12 avril 1204 fait partie de ces événements historiques dont le choc vient encore frapper les mémoires des siècles après les faits, au point qu'il est évoqué hors de tout contexte général, comme le symbole même de la déchirure entre Orient et Occident, et du dévoiement de l'esprit de la croisade, par ceux-là mêmes qui la firent. C'est aller un peu vite en besogne. La prise de la ville et le remplacement éphémère de l'Empire byzantin par un Empire latin d'orient doivent être justement replacés dans leur contexte.
En ce début de treizième siècle, en Occident, l'esprit de la croisade bat son plein. La chrétienté latine est dans cette période paradoxale de puissante recomposition avec l'apparition des ordres mendiants, de remise en cause avec de nouvelles hérésies, et de vigoureuses sécrétions d'anticorps avec la multiplication des croisades. Le pape autorise justement le recours à la croisade en Espagne contre les Maures, en pays albigeois contre les cathares, au sud de l'Italie contre les seigneurs allemands opposés à l'exercice temporel de son pouvoir pontifical. C'est dans ce contexte qu'il appelle, en 1202, à la croisade pour soutenir les États latins d'Orient. Celle-ci semble prometteuse. Les États européens se sont assez renforcés pour concentrer des forces considérables. La mort de Saladin, en Orient, a défait la fragile unité des puissances musulmanes, et les États latins d'Orient ont raffermi leurs positions. On note même d'importantes colonies de marchands francs dans les principales villes du monde arabe. Ainsi sont-ils 3000 à Alexandrie.
La croisade s’ébranle en plusieurs armées, comme souvent. Le principal contingent s'embarque par voie maritime, à bord de la flotte vénitienne, menée par le doge Dandolo. Dès le départ, la croisade semble dégénérer. La flotte s'empare de la ville de Zara, sur la côte adriatique, possession du roi de Hongrie mais croisé de surcroît. Or il était interdit de s'emparer des biens d'un croisé. Les choses sont plus compliquées cependant qu'il y paraît. Le roi s'est croisé, mais il n'a pas encore pris part au mouvement, trop occupé à combattre les Cumans, peuplade païenne de son royaume. Zara, par ailleurs, était ancienne possession vénitienne.
Les troupes arrivent enfin devant Constantinople. Le pape espère beaucoup en un rapprochement avec l'empire byzantin, pour créer un front commun contre le monde musulman et mieux défendre les États latins d'Orient. Hélas ! Les relations sont depuis toujours complexes. Au siècle précédent, les Byzantins ont trahi la croisade menée par Louis VII le Jeune. Ils n'ont été guère amènes avec celle de Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion. Au début du XIIIe siècle, il n'est donc pas rare de retrouver des chevaliers francs se battant comme mercenaires dans des armées arabes ou turques contre les Byzantins.
Enfin, Constantinople souffre de ses propres divisions. Le souverain en exil, Alexis IV dont le père a été déposé par son oncle Alexis III, promet aux croisés monts et merveilles, prêts de troupes, dons en argent, union avec Rome, si ceux-ci l'aident à reconquérir son trône. La mort des différents protagonistes met fin au marchandage. Mais les croisés, en ce début de printemps 1204 arrivent devant Constantinople. Les deux camps ne se comprennent plus, la tension monte. Dans la ville, les marchands latins ont eu longtemps à souffrir du mépris ou de la violence des habitants. Hors de la ville, les croisés contemplent les richesses de ces Grecs quasi hérétiques. Les Byzantins ont déjà tenté de détruire la flotte vénitienne et bombardé les machines de siège croisées. Le 12 avril, en un assaut vigoureux, les Latins s'emparent de la ville réputée imprenable. Ivre de vengeance, livrée à elle-même, la soldatesque se livre plusieurs jours au pillage et aux massacres.
Dans la ville ruinée, un empire latin va naître. La croisade a effectivement dévié, et si quelques troupes se rendent jusqu'en Terre sainte, le gros des armées s'attache à l'édification du nouvel empire, qui ne parvint jamais à réduire la résistance des Grecs, et s'effondre dans les décennies suivantes. Sa seule conséquence durable fut l'accroissement de la déchirure entre Églises d'Orient et d'Occident.