La tentation de suivre le groupe et les comportements de masse conduit à se vider de tout besoin spirituel. Comme les anatifes, ces petits crustacés, accrochés à leurs bancs, qui vivent en se laissant porter au gré du courant…Chacun mène sa vie comme il le peut, et non point comme il l’entend, dans la plupart des cas. Même si nous affirmons que nous sommes maîtres de notre existence, totalement en charge, cette prétention pèse peu en comparaison de tous les événements extérieurs et de toutes les limitations intérieures qui nous paralysent. Notre imagination travaille trop, nous faisant croire que notre liberté est sans borne et que rien ni personne ne se dresse au-dessus de notre tête. Ces ambitions d’autonomie absolue sont rapidement mises à mal par l’expérience ordinaire. Très tôt, déjà dans l’enfance, nous avons compris qu’un abîme séparait le rêve de la réalité et que, de tous ceux qui aspiraient à devenir de nouveaux Alexandre le Grand, aucun n’atteindrait ce but. Les êtres véritablement libres — de cette liberté humaine conditionnée — sont ceux qui acceptent ce qui est et qui construisent patiemment leur vie en tenant compte de tous les obstacles infranchissables, ceci sans regret, sans amertume.
Le rire des masses
Une des caractéristiques de l’homme contemporain est de refuser sa condition et de sombrer par ce fait dans la tristesse et la revendication. Le plus simple est alors de se regrouper entre aigris, de s’agréger en manifestations et en syndicats pour défendre des droits qui évacuent les devoirs, de suivre le mouvement majoritaire car l’illusion, en étant plus nombreux, crée une certaine impression de puissance. Élias Canetti, en 1960, a publié un ouvrage essentiel intitulé justement Masse et Puissance. Il y constatait que l’homme a peur du contact avec l’inconnu. Le meilleur moyen de dépasser cette phobie est ainsi de s’abandonner à la masse, une masse compacte, qui réagit comme un seul homme, dans l’hystérie, dans la violence, dans l’enthousiasme. L’homo festivus en sait quelque chose, lui qui ne cesse de s’oublier dans les rassemblements gigantesques : sports (surtout le football), concerts de musique endiablée et boîtes de nuit, entassements sur les plages (et même la peste ne pourrait plus arrêter ce flot), monstrueux paquebots de croisière, voyages organisés en bancs de sardines, défilés protestataires, etc.
Plus on est de fous, plus on rit, affirme ce lieu commun. Cela n’est plus le cas car les visages ne sont pas toujours radieux et les quelques sourires, désormais masqués, se perdent dans une uniformité déprimante.
Comme un anatife à la dérive
Il existe, répandu dans toutes les mers du globe, un crustacé cirripède pédonculé (excusez du peu), longtemps confondu avec un coquillage, qui se nomme l’anatife, du latin anas, canard, et fero, porter, car, pendant des siècles, la croyance était qu’il donnait ensuite naissance à une oie bernache, ceci à cause de sa forme en cou et bec de canard et des cirres, ressemblant à des plumes, lui permettant d’attraper sa nourriture. Il est une image très adéquate de nos propres comportements. En effet, il est totalement dépendant du groupe, se fixant en colonies immenses sur tout corps étranger passant à sa portée, essentiellement des coques de bateaux, des rochers, mais aussi de tout débris dérivant dans les eaux, des branches d’arbres aux morceaux de plastique. Ainsi il n’est pas parasitaire comme d’autres espèces qui se fixent sur des organismes vivants pour se nourrir de leur substance. Il se contente de se fixer et de se laisser porter. Il se laisse porter au gré des vents et des courants, toujours en masse serrée car il ne peut survivre sans cela. En même temps, il n’a pas vraiment besoin de la compagnie des autres qui l’enserrent et l’étouffent puisque sa reproduction est hermaphrodite. Il est à la fois dans la masse et dans sa bulle, situation idéale pour lui.
L’homme contemporain est un suiveur
L’homme s’est toujours complu à être un anatife, cela n’est pas nouveau, mais le mouvement s’accélère et il préfère de plus en plus faire le deuil de ses capacités personnelles plutôt que d’affronter la possibilité de devoir faire face seul au monde.
L’homme est devenu un suiveur, désemparé s’il lui faut émettre une autre opinion que celle qui lui est dictée par la ligne majoritaire, elle-même tracée par ceux qui décident de telle ou telle direction.
L’homme est devenu un suiveur, désemparé s’il lui faut émettre une autre opinion que celle qui lui est dictée par la ligne majoritaire, elle-même tracée par ceux qui décident de telle ou telle direction. Il suit les ordres : s’habiller de façon uniforme, désormais sur toute la planète, manger la même nourriture industrielle, communier aux mêmes « valeurs », s’offusquer pour les mêmes atteintes à la vertu officielle, se réjouir au même tempo, pleurer et applaudir sur commande. Les foules qui suivaient Notre Seigneur n’étaient peut-être pas toujours guidées par une faim uniquement spirituelle, mais elles se distinguaient par leur capacité à reconnaître en Lui une autorité à nulle autre pareille et à s’en nourrir, chacun pour sa vie personnelle.
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Avec, bien sûr, toujours cette tentation de retourner à une vie d’anatifes, car ce sont les mêmes qui, après avoir glorifié le Messie dans son entrée à Jérusalem, le couvriront de crachats et d’injures le Vendredi Saint. Tout est donc fragile et nous passons facilement d’un état à l’autre. Officiellement, le discours est que nous sommes à une époque de “l’homme retrouvé”, du “retour du sujet”, alors que la réalité quotidienne prouve l’inverse. L’homme contemporain n’est pas maître de ses actes et de ses goûts, d’où sans doute, au jour du Jugement, une miséricorde supplémentaire pour ceux qui n’auront jamais compris ce que sont la responsabilité et l’initiative individuelles.
Vide de tout besoin spirituel
Plus l’être est gras et plein de toutes ces nourritures d’un monde uniformisé, plus il est vide de tout besoin spirituel, et même intellectuel. D’ailleurs, lorsque le sanitaire l’emporte sur tout le reste, comme un raz-de-marée détruisant tout sur son passage, c’est le signe inquiétant d’une décadence de l’humain.
Lorsque l’hygiène prend la place de Dieu et vous surveille et punit plus strictement que les dieux de l’Olympe et de tous les panthéons, il n’est pas téméraire de dire que l’homme mourra en bonne santé physique et en perdition de son âme.
Lorsque l’hygiène prend la place de Dieu et vous surveille et punit plus strictement que les dieux de l’Olympe et de tous les panthéons, il n’est pas téméraire de dire que l’homme mourra en bonne santé physique et en perdition de son âme. Nous sommes comme ces guêpes qui pullulent durant les étés chauds et qui touchent timidement de leurs pattes les flaques d’eau qu’elles frôlent sans oser s’y arrêter : nous survolons ce qui pourrait nous sauver mais notre priorité est ailleurs, dans notre banc d’anatifes, si confortable puisqu’il ne demande aucun effort, simplement de se laisser porter en faisant confiance au capitaine. Le problème est qu’il n’existe plus de capitaine car il a quitté le navire et que nous sommes à la dérive… Rares sont ceux qui ont le courage d’abandonner ce radeau à la dérive en lisant leur chemin dans les étoiles du ciel, en utilisant leur bon sens commun et leur sens pratique.
Il suffit que quelques crustacés résistent
Les autres anatifes essayent d’empêcher les aventuriers et font connaître leur mécontentement par toutes sortes d’intimidations et de pressions : ne pas se désolidariser, ne pas mettre le groupe en danger, ne pas cultiver l’individualisme. Ils brandissent des lois, des décrets, dressent des contraventions, menacent des tribunaux, censurent l’écrit et la parole, ligotent l’expression. Leur police est efficace et zélée à poursuivre et matraquer ceux qui continuent à indiquer la voûte étoilée comme seule source de salut. Elle est plus clémente avec les anatifes qui envahissent ou déciment d’autres bancs passant à leur portée. Qu’importe, il suffit que quelques crustacés résistent en refusant l’uniformité de pensée et d’acte, en se guidant sur la boussole des vertus cardinales et théologales et des commandements divins, pour que l’espérance ne meure pas.
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Les choses les meilleures peuvent être retournées comme la peau d’une anguille par le Malin et devenir, sous son souffle néfaste, les armes les plus redoutables pour détourner l’homme de sa vocation et de sa mission ici-bas. L’anatife devrait se jeter à l’eau plutôt que de surnager coller à ses congénères et à son support de fortune. Il découvrirait alors que, même au cœur de la tempête de toutes les mers de Galilée, il suffit de suivre le divin Maître pour ne pas sombrer.
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