La privation de sacrements permet d’approfondir le sens de la liturgie. Car avec la liturgie, nous entrons en prière dans l’Église même en restant chez soi, en sollicitant la raison mais aussi notre corps. Comme les psaumes et les sacrements, la liturgie utilise des rites qui sont le langage de la chair et nous relient les uns aux autres. Même si elle s’incarne dans une culture, la liturgie de l’Église ne se réinvente pas : elle se reçoit de l’Église comme matrice de notre vie spirituelle.
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Qu’est-ce que la liturgie ? C’est mot à mot le service public rendu à Dieu. La liturgie dépasse la raison : c’est une pratique collective qui touche la chair, remue les tripes et émeut les sens. Car le service de Dieu n’est pas une célébration de valeurs individuelles. Avoir la foi, ce n’est pas savoir réciter le Credo, ce n’est pas une série d’idées : nous ne croyons pas simplement parce que nous avons des valeurs.
Trop souvent on se marie ou on demande le baptême car cela correspond à des valeurs morales. La liturgie est parfois vécue comme une célébration des valeurs mais on ne doit pas croire en Dieu parce qu’il partage les mêmes valeurs que nous ! D’autant que ces dernières sont relatives. Cela divinise de fait les valeurs et chacun se fait alors sa petite religion à soi. La liturgie ne pose pas la question des valeurs, mais de LA valeur, de MA valeur. Comment découvrir quelle est ma valeur ? On ne peut la découvrir que si on entend une parole proclamée, on ne peut la découvrir que si on vit avec d’autres des moments forts, ritualisés, car il faut bien ordonner les choses quand on prie ensemble.
La prière de l’Église
Ce n’est pas non plus une petite prière personnelle mais une pratique ordonnée et collective. On ne vit pas le service de Dieu seul. Quand on pratique la liturgie des heures, il y a des milliers, voire des millions d’autres frères et sœurs dans toutes les langues, dans toutes les cultures et sur toutes les latitudes qui chantent les mêmes psaumes. On prend en relais cette prière-là qui fait que notre prière a vraiment du prix aux yeux de Dieu, car c’est une prière unifiée dans la communion des saints : ce n’est pas ma petite prière personnelle. Voilà la liturgie : c’est une prière de l’Église que l’on prend en charge et, puisque c’est une prière de l’Église, on est soi-même pris dans cette prière et on bénéficie de ce que les orthodoxes appellent « l’énergie divine », que l’on appelle « la grâce » en termes catholiques.
La liturgie est le seul lieu de la foi où la raison est mise en connexion avec le charnel. La liturgie dépasse les valeurs car elle touche la chair.
La liturgie est le seul lieu de la foi où la raison est mise en connexion avec le charnel. La liturgie dépasse les valeurs car elle touche la chair. Quand on parle du charnel, on entend le lieu de mémoire des émotions, tout ce qui est viscéral. Le charnel n’est pas simplement le corps. Le corps est l’articulation des membres. Quand on vit quelque chose de profond, au niveau des tripes, ce vécu est enregistré par la chair qui touche les tripes. La chair laissée à elle-même nous fait tomber dans la bestialité ; la raison laissée à elle-même nous fait tomber dans l’idéologie. Mais lorsque la chair et la raison sont réconciliées entre elles c’est « tout l’homme » qui entre en prière, c’est tout l’homme dans toutes ses dimensions, non seulement intellectuelles, mais surtout viscérales, charnelles. La chair est vraiment le lieu de la mémoire.
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Tout ce que l’on a retenu dans notre vie, de plus essentiel, c’est ce que nous avons inscrit dans notre chair. Tant que l’on ne comprend pas cela, on pense que la chair est quelque chose qu’il faut combattre et on lit saint Paul dans ce sens-là ; alors que si on lit tout saint Paul, c’est exactement l’inverse qui est dit. Pour Platon, la chair, c’est le tombeau et l’âme tombe dans la chair. Toutes les gnoses peuvent se lire sous l’angle du refus de la chair ; Dieu ne peut pas s’être fait chair puisque la chair est mauvaise. Précisément, ce que Jésus nous donne de vivre, c’est L’Assomption de la chair réconciliée avec la raison dans la grâce du don de l’Esprit.
Par les chants et les lectures, l’ouïe accueille la parole. L’empreinte de l’encens, des huiles, de la cire et des fleurs rend perceptible ce qui est invisible.
Les sens sont en éveil dans la liturgie de l’Église. « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende » (Mt 13, 9). Par les chants et les lectures, l’ouïe accueille la parole. L’empreinte de l’encens, des huiles, de la cire et des fleurs rend perceptible ce qui est invisible. Normalement, si la liturgie est belle et vivante, le regard porte sur l’assemblée qui prie, la gestuelle et les bougies qui scintillent ; cela aussi saisit la chair. Le toucher est sollicité par le signe de croix, l’eau bénite sur le front, l’action de frapper sa poitrine, le geste de paix, etc., la liturgie est donc profondément charnelle. Elle va faire appel à des rites car les rites sont le langage de la chair.
Soigner le rite, c’est soigner la relation
Le rite n’est pas seulement un geste que l’on répète de manière mécanique, ce serait alors du ritualisme, de la maniaquerie ou de la psychorigidité. Par exemple quand on se rencontre, on se serre la main. Se serrer la main, c’est un rite qui dit : « La conversation peut commencer, je vous accueille. » Si on part sans se serrer la main, on est en droit de se dire qu’il y a quelque chose qui cloche, car il n’y a pas eu le rite qui conclut la relation. J’ai appris cela de ma propre mère qui m’a fait cette réflexion après la mort de mon père : « Depuis que ton père est mort, je fais à manger mais je ne fais plus de repas. » J’ai compris ce jour-là que le repas ne consiste pas uniquement à manger. Le repas est un rite qui instaure une relation.
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Imaginons que votre conjoint cuisine des nouilles comme vous les aimez. Un soir, il sort et vous mangez vos nouilles tout seul. Ce plat est très bon mais ce ne sont que des nouilles ! Votre conjoint refait le même repas le lendemain mais il est là, il prépare une belle table… ce sont des nouilles mais ce n’est pas la même chose. Qu’est-ce qui a changé ? Le rite. Et le rite touche la chair. Cela veut dire que l’on va vivre « charnellement » autre chose ce soir-là, il va y avoir un échange possible grâce à un rituel que vous n’aurez jamais dans les lieux où la chair n’existe pas, là où il n’y a que la consommation. Le rite est donc ce qui met en relation. Soigner le rite dans la liturgie, c’est soigner la relation qui va s’instaurer avec Dieu.
Le rite s’adapte aux cultures mais ne se réinvente pas
Anthropologiquement le génie du christianisme est d’avoir compris que rien n’entrait dans le processus de divinisation qui ne soit, au préalable, un processus d’humanisation : « Dieu ne divinise que ce que l’homme humanise » (père François Varillon, Traversées d’un croyant, Bayard 2005). Le rite liturgique entre dans cette dynamique. Le rite n’est pas figé, il s’adapte aux différentes cultures : il y avait le rituel mozarabe et gallican. L’Église est riche des rituels orthodoxes, latins, ou de rituels beaucoup plus locaux comme le milanais, le Lyonnais, le congolais. Ce qui est inscrit dans la liturgie, c’est ce que l’Église croit au plus profond d’elle-même : « Si tu veux savoir ce que l’Église croit, il faut aller voir ce que l’Église prie. »
C’est pour cela que l’on ne peut pas inventer n’importe quelle liturgie car, en son essence, elle est gardienne du dépôt de la foi. L’Église, dans sa liturgie, exprime l’approfondissement du mystère qu’elle a fait reçu au long des siècles. L’Assomption de Marie n’est pas par exemple, dans les Écritures, mais elle fait partie du Mystère recueilli par l’Église dans sa prière unanime. Et puis il y a cette convocation de l’Esprit Saint. Le fait d’invoquer l’Esprit Saint avant de redire les paroles mêmes du Christ est absolument essentiel. Quelle que soit la culture dans laquelle s’inscrit la liturgie, quelle que soit sa tradition, toute liturgie chrétienne invoque l’Esprit Saint pour s’unir à ce que vit toute l’Église en célébrant le mystère du Salut.
La liturgie pousse à prier localement là où on s’engage
On dit souvent que l’on ne sait pas prier. Il suffit de regarder comment prie l’Église dans sa liturgie pour savoir prier dans sa chambre. Une oraison est toujours composée en quatre temps : d’abord, on s’adresse à Dieu, on le nomme, on fait un rappel de ce qu’il a fait, on fait mémoire, puis on demande et enfin on fait sa demande « par le Christ Jésus, Notre Seigneur ». C’est pourquoi toute oraison se termine par cette phrase. Si l’on priait ainsi chez soi, on aurait une vie spirituelle forte car en appliquant le langage charnel de se mettre à genoux dans un coin, on se met en présence de Dieu, on l’invoque.
Plonger dans la Bible, plonger dans la Parole de Dieu, faire mémoire de ce qu’il a fait, que ce soit dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, tout cela permet d’être beaucoup plus à même de savoir ce que l’on peut demander à Dieu pour aujourd’hui. Et on peut même lui demander l’impossible. On n’est pas dans une sorte d’élucubration superstitieuse : « Tu as fait ceci, donc je pense que tu dois le refaire aussi aujourd’hui. » À Dieu ensuite d’agir comme Il l’entend. En général, Il n’agit pas de l’extérieur.
Par exemple, si on demande la paix dans le monde, ce n’est pas la peine de demander au Seigneur de convertir les musulmans d’Irak : Dieu ne le fera pas. En revanche, si on demande la paix, cela veut dire que nous d’abord, nous nous engageons à travailler à la paix, là où on est. Si on commence ainsi à travailler localement à la paix dans le monde, alors il y aura un peu plus de paix dans le monde. On peut prier pour les frères chrétiens en Irak, et parce que nous nous engageons localement dans la paix, dans la communion des saints, Dieu pourra effectivement entreprendre une démarche avec un de nos frères chrétiens en Irak qui pourra faire que le témoignage touchera éventuellement le cœur de quelqu’un.
On ne vit pas la liturgie avec le président des États-Unis ou avec un musulman d’Irak. On la vit avec son voisin et même si on est en opposition avec lui, s’il est juste à côté à l’église, au moment de la paix du Christ, on se tourne vers lui et on la lui donne. La voilà, la chair !
Inutile d’avoir des prières universelles qui demandent la paix dans le monde ou qui sont des manifestes de programmes sociaux. Quand on prie pour quelque chose, on s’engage : « Donne-nous, Seigneur, là où on est, de vivre ce que nous demandons. » Là aussi, la liturgie est très éducatrice et change ma prière pour m’engager là où je suis, à vivre, à obéir concrètement au commandement du Christ : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34). C’est la liturgie qui apprend cela, parce que l’on ne vit pas la liturgie avec le président des États-Unis ou avec un musulman d’Irak. On la vit avec son voisin et même si on est en opposition avec lui, s’il est juste à côté à l’église, au moment de la paix du Christ, on se tourne vers lui et on la lui donne. La voilà, la chair ! Ce que l’on vit dans la chair va m’obliger à changer mon comportement dans la vie. Pour être cohérent avec moi-même, si je lui donne la paix dans l’église, cela veut dire que je m’engage charnellement à travailler à la réconciliation du voisinage une fois rentré chez moi. Alors la liturgie a fait son œuvre.
La liturgie de l’Eucharistie fait retentir la Parole de Dieu dans tout notre être
Si on a un minimum d’éclairage spirituel, le chrétien est conscient d’être indigne de venir célébrer, de s’approcher du sanctuaire et de se nourrir du Corps du Christ. Aller à la messe, c’est alors se mettre sous le regard de miséricorde du Seigneur, et là, on est rétabli dans sa dignité, jusqu’à poser l’acte le plus fort qui soit donné de faire dans sa vie : communier avec Dieu. Fort de la Parole proclamée, on partage la foi de toute l’Église que va formaliser le Credo.
Là encore, c’est un rite : fort de ce Credo on va apprendre que l’intercession portée par tout le peuple, toute l’Église, a du prix aux yeux de Dieu. Et puisque l’on est capable de porter une intercession, qui est un acte véritablement sacerdotal, le Seigneur va répondre en se donnant : là repose le mystère de la liturgie eucharistique. Que fait-on pendant l’Eucharistie ? On refait une oraison, c’est-à-dire que l’on invoque le Seigneur, on fait mémoire de ce qu’il a fait dans l’histoire, on Lui demande de le refaire au nom de sa fidélité et on lance la préface. Pendant la préface, on dit quel est le mystère que l’on est en train de célébrer ; ce peut être le mystère de Noël, le mystère de Pâques, le mystère de la Rédemption, le mystère de la Résurrection.
La vie sacramentelle accompagne notre existence par des rites de passage et d’initiation. La liturgie n’est pas que la messe, c’est d’abord la liturgie des heures : les vêpres et les laudes.
Fort de cette préface, on revit charnellement le repas du Christ, c’est-à-dire que l’on est comme les apôtres qui sont autour du Christ. On va redire les mêmes paroles, les vivre dans la chair grâce à l’Esprit Saint car il n’y a pas de consécration possible sans sa présence. Et enfin, puisque le rite nous a unis charnellement au Christ à travers toutes les prières qui ont été énoncées, on est prêt à communier ; à consommer concrètement notre union au Christ dans la chair. C’est vraiment un mystère extraordinaire qui ne peut pas ne pas retentir sur toute notre vie.
La liturgie des heures
La vie sacramentelle accompagne notre existence par des rites de passage et d’initiation. La liturgie n’est pas que la messe, c’est d’abord la liturgie des heures : les vêpres et les laudes. Les orthodoxes l’ont compris ainsi puisqu’ils n’ont pas de messe en semaine mais seulement la prière du matin et la prière du soir.
Pour savoir prier, il n’y a rien de mieux que de connaître les psaumes et de les mémoriser ; non dans le cerveau mais vraiment dans la chair, car les psaumes parlent de nos désirs, de la tendresse comme de la violence qui est en nous, de la joie qui surgit ; ils évoquent les moments difficiles comme les moments exaltants. Bref, ils parlent de la vie et la font monter vers Dieu en prière. Ainsi, connaître, réciter, chanter les psaumes, c’est prier en déposant charnellement notre vie devant Dieu.
Le matin, on commence par le psaume invitatoire « Dieu, viens à mon aide ! » où l’on demande au Seigneur de venir habiter la prière qui commence. Il y a ensuite un hymne pour célébrer le mystère du jour, puis les trois psaumes ou le cantique. Il y a ensuite un passage de l’Écriture ; on chante le cantique évangélique du Benedictus, puis on intercède, on loue le Seigneur pour sa Création, pour le réveil qu’il a permis ; puis on termine par une oraison. Le soir, c’est à peu près la même chose, on rentre plus dans une intercession pour les pécheurs car la nuit intervient et la nuit est spirituellement le lieu des ténèbres. C’est pour cela qu’au moment des vêpres, on allume les candélabres censés représenter la lumière du Christ.
La tradition enseigne que la plupart des psaumes ont été écrits par David dans des situations tout à fait particulières. Par exemple, le psaume 21 est écrit à l’occasion d’une grande souffrance, et pourtant, il se termine par une louange. En priant ce psaume, nous apprenons ainsi de David à tenir avec assurance la main de Dieu, même et surtout dans les situations les pires que nous pouvons rencontrer. Le recevant de leur roi, tout le peuple d’Israël s’est approprié ce psaume et l’a transmis de génération en génération. Parmi ce peuple, un jour, Jésus est venu ; il a récité ce psaume, mais l’a surtout vécu sur la Croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps 22, 2). Avec les mêmes mots, Jésus a donné à ce psaume toute sa consistance. À sa suite, toujours grâce à la prière de ce psaume, l’Église s’unit à la passion et à la croix de son Christ ; et comme tout chrétien fait partie de l’Église, il peut à son tour s’approprier ce sens dans sa vie.
La vie spirituelle rend plus fort dans l’épreuve
Quand on prie la Liturgie des heures tous les matins et tous les soirs, les psaumes commencent à être mémorisés et l’on s’aperçoit que, grâce à cela, au moment où l’on en a besoin, au moment où l’on se sent submergé par les ténèbres, tel verset de tel psaume va revenir et c’est lui qui va nous permettre de reprendre courage. Les psaumes agissent nécessairement dans notre vie, ils éclairent et surtout donnent la force de franchir l’épreuve. Quand on prie le psaume 21 qui commence par « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », on se laisse saisir : « Des chiens nombreux me cernent, une bande de vauriens m’assaille. Ils me percent les mains et les pieds ; je peux compter tous mes os. » Il y a une description terrifiante de la situation à laquelle le psaume nous fait communier dans notre chair : le mal approche ! Alors on appelle au secours et soudain le psalmiste déclare : « Tu m’as entendu ! » Comment ? Le psaume ne le dit pas. En s’en remettant à Dieu corps et âme, le psalmiste, c’est-à-dire David, a découvert la force qui va lui permettre de franchir l’épreuve. Si on ne pratique pas les psaumes dans sa vie, on est démuni quand on traverse une épreuve.
La liturgie nous restitue les psaumes de manière extraordinaire et elle nous oblige à les visiter régulièrement. Dès lors, prier les psaumes c’est rester vigilant et se préparer à traverser des moments difficiles, tout en se préparant à savourer les moments joyeux avec plus d’intensité. Et puis, les psaumes nous gardent dans la communion des saints : si aujourd’hui je suis sorti d’affaire, je continue à prier les psaumes au nom de ceux qui sont dans le noir. Et l’on a d’autant plus la mission de le faire qu’on a traversé soi-même des épreuves en prenant appuis sur les psaumes : non pas tant les psaumes en tant que tels, mais des psaumes que d’autres chantaient avec moi, pour moi, peut-être à l’autre bout du monde. Les psaumes chantés dans la Liturgie des heures sont une prière qui nous fait expérimenter concrètement, bien qu’invisiblement, la fraternité chrétienne.