Contrairement aux apparences, la mort n’a jamais été autant refoulée que depuis deux mois. « On exhibe la mort dans les statistiques, on éloigne la mort dans son humanité. »On entend de drôles de choses, ces temps-ci. Écoutons par exemple le vice-président du Conseil d’État, cet héritier du Parlement de Paris, confrérie persuadée depuis des siècles d’être la garante des libertés et de la morale publique, et cependant toujours prompte à s’accommoder avec le pouvoir et toujours agile à retomber sur ses pattes. Le Conseil d’État est le miroir juridique de l’air du temps : il exprime avec des mots savants ce que pense la mode.
Il faut donc écouter attentivement ce qu’il raconte, qui nous enseigne sur ce que nous sommes. Que dit son vice-président dans la presse régionale, à la fin d’avril 2020 ? Ceci : « Le confinement, qui restreint la liberté d’aller et venir ou la liberté des cultes, est une manière de protéger d’autres droits et libertés tout aussi importants : je pense au droit à la vie. »
Droit à la survie
Droit à la vie ? Non, pas celui auquel vous pensez. Le gouvernement a pris soin d’assouplir le recours à l’IVG pendant la crise sanitaire et d’en allonger les délais : il ne fallait surtout pas, sous prétexte que le Covid-19 tuait les anciens, qu’on oubliât le droit d’avorter. Là-dessus, le Conseil d’État n’a fait aucune objection, ni d’ailleurs aucun commentaire. Il a tenu son rôle de grand ratificateur des vérités éphémères. Le droit à la vie vu par le juge suprême n’est pas un droit universel : à la fin, c’est toujours la mort qui gagne, comme disait Staline, cet autre grand nom des libertés publiques.
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Alors de quel droit à la vie s’agit-il ? Sans doute d’un droit à la survie, au profit de ceux qui ont eu la chance — où le malheur — d’être déjà nés. Le droit à la survie vaut qu’on se prive d’une messe. Il vaut plus que nos droits fondamentaux. Le confinement repose sur cette idée qu’au-dessus de l’instinct de survie, aucune cause ne vaut d’être défendue par le Conseil d’État.
Morts de deuxième classe
Mais le débat se complique car nous observons aussi, depuis quelques semaines, que toutes les survies ne se valent pas : une mort n’en vaut pas une autre. Une mort en maison de retraite, par exemple, ne vaut pas une mort à l’hôpital. Jusqu’à ces derniers jours, la direction générale de la santé oubliait même d’en faire mention. Il a fallu la pression des élus locaux pour qu’on finisse par faire état des désastres à l’œuvre dans le secret des Ehpad, de compter tous ces morts de deuxième classe, assistés par des héros de deuxième classe, ces aides-soignants admirables, mais privés de micros, de diplômes et de caméras (et même de masques, parfois). Et encore ne compte-t-on dans les maisons de retraite que les morts du Covid-19. Les morts de confinement, les morts de solitude, les morts d’abandon, les morts de tristesse, cela reste tabou.
Refoulement
Telles sont les premières leçons du confinement. On avait cru que le refoulement de la mort, qui marquait notre société depuis cinquante ans, avait pris fin avec l’arrivée brutale du coronavirus. Pas un journal télévisé qui ne s’ouvrait sur des chiffres mortuaires. Pas un qui ne mettait en scène la bataille des hôpitaux. La mort était partout, en apparence. Et voilà que nous découvrons que la mort n’a jamais été autant refoulée que depuis deux mois, quand elle est celle d’un de nos aînés emprisonnés dans un bâtiment gris au nom bucolique, la Résidence des Pins, la Clairière fleurie, la Villa des Beaux Jours, où les visites lui sont interdites. Mourrez si vous voulez, pourvu que ce ne soit pas du coronavirus ! Soixante-dix mille Français, depuis le début du confinement, sont morts de cancer, de maladie cardiaque, d’accident, de maladies infectieuses, de suicide, et pas du coronavirus. Ils ont été enterrés sans hommage. On a omis d’en parler. On exhibe la mort dans les statistiques, on éloigne la mort dans son humanité. « Nous mourrons seuls » avait prédit Blaise Pascal.
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