« Confiner » signifie « toucher aux confins d’un pays, être à la limite de…, tenir enfermé dans d’étroites limites ». Ces limites, ce sont d’abord celles qui nous sont fixées : on parle ainsi d’« enceinte de confinement » pour désigner un « bâtiment étanche entourant un réacteur nucléaire ». Le danger est mortel et la protection contre ce rayonnement mortel est une barrière entre le danger et l’homme. Mais ce sont aussi nos propres limites. Les unes sont extérieures : celles de l’espace et du temps. Les autres sont intérieures : l’homme est un être fini qui reconnaît sa propre finitude. Il n’est pas un surhomme.
Être confiné ou se confiner ?
« Confinement » désigne donc « le fait de confiner ou d’être confiné ». Il y a là deux réalités bien distinctes. La différence est entre l’actif et le passif, entre ce que l’on veut et ce que l’on subit. Et lorsqu’on parle de « se confiner », c’est-à-dire de « se tenir enfermé, s’isoler, se limiter à une occupation, ou se cantonner à… », la limitation est volontaire. C’est ce à quoi les chrétiens sont invités pendant le Carême. Dans tous les cas, l’expérience est la même : celle d’un vide à la fois spatial et temporel. Comment non seulement le Carême, mais encore la Tradition spirituelle de l’Église peuvent-il éclairer cette expérience ?
Considérons d’abord l’espace. L’espace vide dont on ne peut sortir, c’est le désert. L’évangile du premier dimanche de Carême est justement celui de la tentation du Christ au désert. Celui-ci est habité non par des hommes qui y mourraient, mais par des esprits impurs. Dans le vide de l’isolement, les tentations remontent en nous comme des pensées mortifères et obsessionnelles : peurs réelles ou imaginaires, impuissance et découragement… Il ne faut alors pas dialoguer avec ses pensées, et leur opposer, comme Jésus, non pas nos paroles, mais la Parole de Dieu.
Le désert et l’île du naufragé
Vivre au désert est l’idéal des ermites : les Pères du désert qui nous ont transmis leur témoignage de lutte contre les tentations dans des « sentences » elles-mêmes « resserrées ». Nombre d’hommes et de femmes vivent seuls dans les grandes villes, passant du bruit des foules au resserrement de leurs chambres. Mais ils n’ont pas goûté à la sagesse de ceux qui aiment le désert et se sont laissé façonner par lui. À la différence du désert qui environne l’ermite à perte de vue, le cloître est un espace clos, séparé et protégé du « monde » par la « clôture ». Cette séparation marque une appartenance exclusive au Christ, que les moines cénobites, à la différence des ermites, vivent en communauté.
L’île est aussi un espace clos, environné par la mer qui est comme un désert liquide. Le naufragé scrute sans cesse la ligne bleue de l’horizon pour voir si un bateau vient le délivrer et il vit une longue attente. Le naufrage a été accidentel et brutal, comme l’irruption de la maladie, et l’île est un refuge, comme une bouée de sauvetage.
La cellule, et finalement le tombeau
Il existe d’autres formes d’espace clos qui ne sont pas une séparation, mais une privation de liberté ou de vie. La prison est un enfermement pénitentiel dans une « cellule » dont la porte est verrouillée ! Aujourd’hui, notre porte est ouverte, mais elle est gardée au-dehors par ceux qui nous empêchent de sortir… pour nous défendre contre cet ennemi invisible, le coronavirus !
L’espace le plus resserré est celui du cercueil ou du tombeau. Il n’enferme qu’un corps privé de vie, un corps sans âme, qui est vu et ne peut plus voir. L’âme, selon les croyances religieuses païennes ou juives, « descend aux enfers », comme Orphée à la recherche d’Eurydice dans les Métamorphoses d’Ovide, ou descend au shéol. On compare le shéol de la Bible à l’Hadès ou au Tartare de la mythologie grecque. C’est « le séjour des morts », un monde souterrain, lieu du silence, ténèbres, lieu de l'oubli... dont on ne remonte pas. Mais le Christ est « descendu aux enfers » pour en libérer les prisonniers.
Le temps désoccupé
De même que, dans le confinement, l’espace est vidé et limité, le temps est « désoccupé » : il n’est pas « bien rempli » par des occupations de tout genre. Certes, le travail peut se faire « à distance » par le télétravail, mais pour beaucoup, qui ne peuvent se rendre à leur lieu de travail, surtout dans les professions manuelles, il n’y a plus de travail et l’incertitude de l’avenir s’installe. On a parlé de « temps suspendu », mais le temps, au contraire, semble très long, et ce ralentissement du temps jusqu’à l’immobilité paralyse l’esprit qui perd sa vivacité.
Les Latins distinguaient le negotium — le « négoce » — et l’otium — le loisir. Le negotium ne signifie pas seulement « les affaires », mais aussi les « choses à faire » qui forment notre quotidien : les courses, les rencontre, les visites. Et quand le temps est « désoccupé » et qu’on n’a « rien à faire », on cherche à s’occuper par les divertissements qu’offrent la télévision ou les moyens de communication. Le monde virtuel de l’image remplace le monde réel des corps.
Une vie de loisir très occupé
Le « temps sans emploi » peut être vécu comme « oisiveté », à traîner sans savoir « quoi faire ». Mais il peut aussi — et c’est le sens que lui donnaient les Anciens — être vécu comme temps réservé aux « choses de l’esprit » : l’étude et la méditation.
L’otium renvoie alors aux notions de « repos », « vacance » ou « sabbat ». Parce qu’il est un repos, l’otium favorise la contemplation et ce « temps de repos » est un « temps de sabbat ». Dans cette perspective, la vie monastique anticipe le repos éternel et tout confinement peut prendre cette dimension. L’enfermement peut être le lieu et le moment d’une ouverture au paradis et à l’éternité. Si paradoxal que cela paraisse, l’otium est la grande occupation du moine. C’est un loisir très occupé, comme n’ont cessé de le répéter Grégoire le Grand dans ses Dialogues, Bernard de Clairvaux et tant d’autres. Les circonstances rejoignent le calendrier liturgique pour nous inciter à les écouter.