L’État peut-il s’opposer à l’assistance religieuse aux « personnes vulnérables » pour des raisons sanitaires ? Laïcité, légalité, liberté religieuse : un juriste donne son point de vue.
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La situation de la crise du Covid-19, exceptionnelle à l’échelle de la France contemporaine, interroge sur les interactions entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, entre le « soin des corps » et le « soin des âmes ». Typiquement, se pose une problématique : comment concilier les devoirs d’un ministre du culte et la prévention du risque sanitaire ? Abordons-la question, non sous l’angle exclusif de la foi, mais de l’ordre juridique. Le décret du 16 mars sur nos déplacements pendant le covid-19 pose l’interdiction de « déplacement de toute personne hors de son domicile » , ce qui inclut tout ministre du culte, « à l’exception » de déplacements limitativement énumérés dont aucun, dans la liste, n’entre explicitement dans l’exercice reconnu des activités des ministres du culte. Laïcité oblige dira-t-on. Voyons de plus près.
La loi du 9 décembre 1905 n’autorise plus un statut réservé aux ministres des cultes mais la loi n’interdit pas pour autant de prendre en compte leurs particularités. D’autant qu’il s’agit d’une liberté fondamentale, de rang constitutionnel, protégée par les textes internationaux des droits de l’homme que la France a ratifiés. En adoptant la loi de 1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État », notre État contemporain a au moins une vertu, il admet par ce titre, qui certes n’a pas de valeur normative, qu’existe bien deux « pouvoirs », un pouvoir spirituel, exercé par les « Églises », et un pouvoir temporel, exercé par « l’État » ayant autorité sur la France. Est admis leur « séparation », ce qui pourrait signifier beaucoup plus que leur indépendance respective.
Les contraintes légitimes de l’ordre public
Si le pouvoir spirituel se voit interdit d’empiéter sur le pouvoir temporel, celui-ci peut-il empiéter sur le pouvoir spirituel ? On laissera aux philosophes et théologiens y répondre, le juriste se bornant à constater que si le pouvoir temporel s’arroge une « police des cultes », le terme police étant à prendre au sens juridique que le latin lui donne (politia, règles de l’organisation politique et administrative de la cité), il l’a fait en 1905 d’une main tremblante, proclamant « le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » (art. 1er). L’art. 25 n’en développe pas plus. Par « ordre public » tout court, qu’entendait le législateur de 1905 pour envisager un contrepoids, une limitation possible de l’exercice indépendant des cultes ? Il aurait très bien pu reprendre la formule complète de la loi du 5 avril 1884 relative à l’organisation municipale , dont est directement issu l’actuel l’article. L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales : « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques », définition usuelle des champs de l’ordre public lato sensu, incluant donc la police sanitaire.
Le décret du 16 mars ne fait aucune place à l’exercice des cultes.
Mais l’ordre public peut avoir aussi un sens étroit, lié à la sécurité publique. C’est ce qu’autorise la loi pour prendre la mesure la plus attentatoire, l’interdiction d’un lieu de culte, au titre de la prévention des actes terroristes. Il n’est pas exclu que n’était pas envisagé spontanément en 1905 de soumettre l’exercice de la liberté des cultes aux conséquences de police sanitaire, tant une tradition d’interventionnisme des Églises en matière sanitaire était alors dans toutes les mémoires. Toujours est-il que cette interprétation du droit n’a certainement plus court, si jamais elle avait eu cours, comme le montre le décret du 16 mars qui ne fait aucune place à l’exercice des cultes. Ils sont donc dans le champ.
Un conflit possible
Pourtant, la question d’un des devoirs du ministre du culte révèle, en pleine crise de pandémie de coronavirus, un conflit possible et sérieux entre devoir moral, relevant du pouvoir spirituel, et devoir civique, relevant du pouvoir temporel. Est-il licite de porter le sacrement des malades en période légalement prescrite et sanctionnée de confinement ? Quelle réponse un prêtre peut-il faire à la demande de fidèles de recevoir l’extrême-onction, appelée désormais sacrement des malades ? Car il est clair qu’un fidèle atteint de la forme aiguë du covid-19 peut « se trouver en danger pour cause de maladie » (canon 1005). Or, s’agissant d’un prêtre, porter ce sacrement « hors de son domicile » relève bien de la nécessité d’avoir à justifier d’une dérogation aux lois sanitaires. Nul échappatoire moral : le canon 1003 proclame solennellement : « C’est le devoir et le droit de tous les prêtres qui ont charge d’âmes d’administrer l’onction des malades aux fidèles. »
Le décret du 16 mars ne fait pourtant nul cas de déplacements hors du domicile d’un ministre du culte, pas plus catholiques que d’une autre confession, commandés par ses devoirs pastoraux. Implicitement, mais cela va de soi du point de vue de la finalité et des règles du code de la santé publique, les « ministres des soins du corps », c’est-à-dire les professions de santé et de secours, ont un sauf-conduit général, au titre de leurs « déplacements professionnels insusceptibles d’être différés » mentionnés à l’article 1er (1) du décret, alors qu’en revanche les « ministres des soins de l’âme » sont soumis aux principes du confinement.
Le fait est qu’on est placé dans un cas où les prêtres ne pourraient se dérober, pandémie ou pas, nous semble-t-il, au devoir de leur état, en se munissant des précautions que commandent cette pandémie, selon un protocole que pourraient prescrire les autorités de l’Église (port du masque, de gants, distance, voire blouse jetable, s’inspirant de ce qui se met en place dans certaines aumôneries d’hôpital).
L’État peut-il juger du devoir du prêtre ?
Pourrait-on craindre que le droit moderne vienne, pour la première fois, prohiber l’exercice de ce devoir d’assistance spirituelle ? Au-delà de la question de l’effectivité de l’obéissance aux ordres légaux du décret du 16 mars, et du discernement des verbalisateurs, les prêtres pourraient à tout le moins s’en tirer en cochant sur leur Attestation de déplacement dérogatoire le motif de « déplacement pour l’assistance aux personnes vulnérables ». C’est une pirouette qui les mettrait certainement en règle momentanément, mais il ne peut être exclu que les règles de confinement se durcissent et que cette rubrique de l’article 1er (4) du décret soit amendée au point que le fait de visiter des malades n’y rentrent plus, même au prix d’interprétation large comme nous venons de le faire.
La séparation des pouvoirs implique la séparation des logiques.
C’est ici qu’il faut revenir à notre propos introductif. La séparation des pouvoirs implique la séparation des logiques. Censés être séparés, l’un des deux pouvoirs, l’État dans le cas qui nous occupe, peut-il, même au nom de justes raisons (santé publique), empiéter sur l’autre au point d’apprécier, du seul point de vue de ses critères temporels, s’il est ou non du devoir moral d’un prêtre, même au risque de braver la contagiosité du covid-19, de porter le sacrement à la demande d’une personne atteinte, consciente et consentante ? On ne reprochera pas au pouvoir temporel, dont le devoir est la prévention absolue de tout risque sanitaire, de ne pas assumer l’appréciation différente que le pouvoir spirituel serait en droit de revendiquer, en dépassant la phobie létale, y compris en acceptant par avance ce qui s’appellerait alors le martyre d’amour au cas dramatique où un prêtre portant le sacrement des malades, malgré toutes précautions, contracte à son tour, mortellement, le Covid-19. Mais la séparation des appréciations implique justement l’indépendance d’actions, dans le discernement de la raison. En d’autres termes, laissons les prêtres apprécier librement de porter, dans ce contexte, le sacrement des malades, confinement ou pas.
Avec toutes les précautions
Ne faudrait-il pas discerner dans leur ministère non interrompu du sacrement des malades un exemple offert à la société sécularisée et scientiste, et, ce qu’à Dieu ne plaise, si un prêtre devait le faire au sacrifice de sa vie, ne serait-ce pas aussi le témoignage d’une sainte «offrande de sa vie» pour les autres, les plus faibles, comme l’a admirablement définie le Motu Proprio du pape François, Maiorem Hac Dilectionem, « Sur l’offrande de la vie », le 11 juillet 2017 ? Nous laisserons cette question finale aux théologiens, le martyre ne se provoquant pas, le prêtre devant s’entourer des précautions du niveau égal à celui du médecin qui ne peut non plus renoncer à soigner, et demeurons confiant que nul ne saura s’opposer, au nom du pouvoir temporel, aux termes du décret du 16 mars comme aux termes d’un autre décret, à l’admirable mission de porter le sacrement aux malades, avec toutes les précautions que recommande la médecine, comme a toujours su le faire l’Église, en 2000 ans de crises épidémiques. Sachons reconnaître que dans les « soins aux hommes », il y a corps et esprit, auxquels, chacun dans leur rôle, médecins et prêtres, portent assistance.
Édit : Avec l’accord du ministère de l’Intérieur et en remplissant la case “assistance aux personnes vulnérables”, un prêtre peut aller donner le sacrement des malades et le viatique aux personnes en fin de vie.