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La Samaritaine et l’aveugle-né, deux exclus à la découverte de Jésus

Le Christ guérissant un aveugle

Nicolas Colombel, Le Christ guérissant un aveugle, 1682, Saint Louis art museum.

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Jean-Michel Castaing - publié le 20/03/20
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Les figures de la Samaritaine (Jn 4, 5-42) et de l’aveugle-né (Jn 9, 1-41), qui apparaissent respectivement dans l’évangile des troisième et quatrième dimanche du carême, sont familières aux lecteurs de l’évangile de saint Jean. Ces deux personnages possèdent un point commun : celui d’avoir accédé à la foi en Jésus progressivement, par paliers. Leurs exemples sont un puissant stimulant pour la persévérance dans la mission.

L’évangile selon saint Jean est celui qui s’attache à peindre avec le plus de soin certaines personnes que Jésus croise sur sa route, et cela avec une justesse psychologique n’ayant d’égale que la pénétration spirituelle. Jean est un peintre profond des âmes. Cette caractéristique se vérifie avec les rencontres de Jésus avec la femme samaritaine et l’aveugle-né. Ces deux épisodes forment les trames des évangiles des troisième et quatrième dimanche du Carême. L’évangéliste y dresse le portrait des deux personnages avec une acuité stupéfiante.

Cette attention portée par saint Jean à certains interlocuteurs du Christ trouve sa source dans sa faculté à percer le mystère du rabbi de Nazareth avec une hauteur théologique qui est la marque de son évangile. En effet, dès lors que l'on parvient à sonder la profondeur du Cœur du Christ, aussitôt ressort par contrecoup celle des personnes auxquelles il se révèle. Comme si la pénétration du mystère du Christ par l’évangéliste rejaillissait sur celle des âmes de celles et de ceux que le Fils de Dieu croise sur son chemin. Au travers de leurs dialogues serrés avec Jésus, saint Jean nous livre une peinture des replis des esprits de la Samaritaine et de l’aveugle-né qui n'a pas beaucoup d’équivalents dans la Bible.

Des personnages complexes et contextualisés

Soulignons ici un point commun aux deux personnes. Il s’agit de la progressivité de leur découverte de l’identité de Jésus. Le quatrième évangéliste, passé maître dans l’art de scruter les cœurs, en connaît la complexité. L’homme n’est jamais constitué d’un seul bloc pour la raison qu’il évolue dans le temps et qu’il est soumis de la sorte au changement. Dans les évangiles, les seuls qui ne changent jamais d’avis ni de vie sont les adversaires de Jésus. En revanche, une conversion s’opère chez ceux qui sont hospitaliers à son influence, à son être et à son enseignement. Ce changement n’est pas toujours de facture morale. Il peut concerner la façon d’appréhender le fascinant prédicateur qui les a abordés un beau jour, que ce soit au bord d’un puits ou bien à la sortie du Temple. Telle fut la révolution du regard, porté sur Jésus, qui se manifesta dans les esprits de la Samaritaine et de l'aveugle-né.

Cependant, saint Jean ne serait pas ce portraitiste subtil des âmes s’il ne ménageait pas ses effets, et s’il se contentait de décrire une conversion instantanée chez ces deux interlocuteurs de Jésus. Afin de faire droit à l’épaisseur du mystère de l’âme humaine, l’évangéliste décrit une illumination intérieure qui progresse par étapes. Les personnages johanniques, loin de représenter des archétypes désincarnés, ont une texture existentielle, historique et culturelle qui en fait autre chose que des faire-valoir ou des individualités falotes et inconsistances. Ils manifestent au contraire des résistances ou des étonnements dont l’explication tient autant à leur milieu social, à leur culture qu’à la singularité de leur caractère et de leur individualité. Ainsi, l’exclusion de la Samaritaine est autant due à son statut de femme et d’hérétique qu’à sa situation matrimoniale. L’aveuglé-né, de son côté, outre son handicap qui l’exclut d'une vie sociale normale, est l’otage de la réticence de ses parents à reconnaître Jésus comme Messie à cause de la possibilité de leur exclusion de la synagogue qu’entraînerait leur ralliement au Nazaréen. La peinture de la psychologie de la Samaritaine et de l’aveugle-né, loin de pâtir de cette contextualisation historique et culturelle, y gagne au contraire en épaisseur. Leurs situations particulières rendent les dialogues entre eux et Jésus plus dramatiques. Sur leurs résistances psychologiques et spirituelles se greffe un contexte religieux virtuellement conflictuel, ce qui intensifie la progression de leur changement de regard sur le Christ.

Révélation progressive de l'identité du Christ

La progressivité de la révélation de l’identité de Jésus à laquelle la Samaritaine et l’aveugle-né accèdent tous les deux, est l’occasion pour saint Jean de porter au jour la pédagogie de Jésus, pédagogie respectueuse des libertés, toute en finesse et délicatesse. Qu’on en juge par le crescendo de leur identification du Christ. Pour la Samaritaine, il est d’abord un Juif (Jn 4, 9). Ensuite, elle le reconnaît comme plus grand que Jacob (4, 12). Puis, il apparaît à ses yeux comme un prophète (4, 19). Enfin, elle le présente comme le Messie à ses compatriotes samaritains (4, 28). Ceux-ci porteront la touche finale au portrait de Jésus en le confessant comme le Sauveur du Monde (4, 42). Ainsi, à partir d’une banale rencontre au bord d’un puits, saint Jean dresse le portrait d’une femme qui accède à la plus haute révélation en dialoguant avec un Juif inconnu ! Ce tour de force narratif témoigne à lui seul du génie théologique, spirituel et littéraire du quatrième évangéliste.

Même progressivité dans la révélation de l’identité de Jésus avec l’épisode de l’aveugle-né. Dans ce récit, saint Jean nous décrit la montée spirituelle de l’intéressé de l’ignorance à la pleine compréhension théologique de Jésus. À ses proches qui le questionnent au sujet de celui qui l’a guéri, l’aveugle-né répond dans un premier temps : « C’est celui qu’on appelle Jésus » (Jn 9, 11). Pour lui, Jésus reste pour l’instant un quidam. Sa perception commence à évoluer à l’occasion de son premier interrogatoire par les pharisiens. L’aveugle-né monte d’un cran : « C’est un prophète » (9, 17) leur répond-il. Lors du second interrogatoire, il leur rétorque crânement : « Si cet homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire » (9, 33). L’aveugle-né a franchi un palier supplémentaire : pour lui Jésus maintenant vient de Dieu. Enfin, interrogé par Jésus lui-même sur sa foi au Fils de l’Homme, il se prosterne en confessant : « Je crois, Seigneur » (Jn 9, 38).

la samaritaine
Domaine public

Comme la Samaritaine, l’aveugle-né a parcouru un long chemin spirituel avant de parvenir à l’illumination. Cette progressivité de la foi n’est pas anecdotique. Saint Jean nous est d’une aide précieuse dans nos démarches missionnaires où il est nécessaire de respecter la temporalité de chacun. Certains néophytes gravissent eux aussi les paliers de la foi par étapes successives. Pour eux, il a d’abord été un homme en qui ils ont reconnu beaucoup de traits de ressemblance avec les anciens prophètes d’Israël. Mais dans sa personne transparaît quelque chose de plus : il est l’Envoyé définitif de Dieu. Enfin l’ultime illumination leur fait discerner en lui le Seigneur en personne, le Fils de Dieu, égal au Père.

Les pèlerins d’Emmaüs aussi !

Saint Jean n’a pas le monopole de la narration de la progression de la foi. Luc l’a décrite merveilleusement lui aussi dans l’épisode des pèlerins d’Emmaüs. Le soir du Jour de Pâques, en discutant avec le mystérieux compagnon de route dans lequel ils n’ont pas reconnu celui dont ils déplorent la disparition, les deux disciples désignent d’abord Jésus comme « Jésus le Nazaréen », puis comme un « prophète » (Lc 24, 19). Dans un troisième temps, c’est l’inconnu en personne qui nomme « Christ » le Crucifié (24, 26). Enfin, à Jérusalem, où les deux pèlerins sont retournés après avoir reconnu Jésus à la fraction du pain, le Ressuscité est appelé « le Seigneur » par les Onze, nom qui dit sa divinité (24, 34). À Emmaüs, à l’instar de saint Jean, Jésus sait parfaitement ménager ses effets ! Puisse le Carême être le temps favorable pour creuser l’identité de Jésus et ce qu’il représente pour nous.

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