La tragédie de Vincent Lambert est le reflet d’une demande sociale contradictoire voulant tout et son contraire. « Nous ne savons pas si nous aimons la vie ou si nous aimons la mort parce que nous ne savons pas au fond ce que nous aimons et, plus en profondeur, parce que nous ne savons pas aimer tout court. »La mort de Vincent Lambert et, auparavant, sa vie, relèvent de la tragédie à l’état pur, la tragédie résidant dans une contradiction irréductible. Vincent Lambert n’était pas en fin de vie. C’était un grand handicapé. À ce titre, ses parents ont raison. Il n’y avait pas à mettre fin à ses jours. En France, on ne tue pas les handicapés. C’est l’honneur de la France. On a beau être un handicapé, on n’en est pas moins un homme, souligne avec justesse André Comte-Sponville. De ce point de vue, mettre fin aux jours de Vincent Lambert, comme cela a été fait, relève du meurtre. Mais, par ailleurs, tétraplégique, plongé dans un état végétatif depuis onze ans, la vie de celui-ci était une torture. Et, vue de l’extérieur, une torture insupportable. De sorte que l’on est pris dans un conflit cornélien.
Un conflit cornélien
Que faut-il choisir ? La défense de la vie au détriment de la vie vivable ? Ou la fin de la vie invivable au nom de la vivable, au détriment du principe de défense de la vie ? Conflit cornélien. Alternative déchirante, insoutenable, toutes les solutions étant mauvaises. Que l’on mette fin aux jours de Vincent Lambert, on met à mal le principe de défense de la vie. Qu’on le laisse vivre, c’est une vie que l’on torture.
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On a du mal à parler d’une telle affaire, tant elle met mal à l’aise. On peut tout de même dire quelque chose.
Une contradiction pas neuve
Si on ne peut pas trouver la bonne décision qui aurait dû être prise pour trouver une solution non angoissante à ce terrible dilemme, on peut quand même, en prenant du recul, dire ceci : si le cas Vincent Lambert nous interpelle autant, au-delà de ce que Paul Ricœur appelle « le conflit de légitimités » lié à la bataille des principes — principe de vie ou vie vivable —, celui-ci nous met en face de nos contradictions.
Nous vivons dans un monde qui veut tout et son contraire. D’un côté, nous rêvons de l’homme éternel qui ne meurt pas, d’un autre, nous sommes prêts à légaliser l’euthanasie ainsi que le suicide assisté au nom du refus de la souffrance (l’euthanasie) ou de la liberté (le suicide assisté). Cette contradiction n’est pas neuve. On la trouve déjà chez Épicure. Relisons ce chef d’œuvre qu’est La lettre à Ménécée et écoutons ce qui s’y dit.
« Les hommes ne parlent que d’eux »
Les hommes ont une attitude incohérente à l’égard de la mort, explique Épicure. Quand tout va bien, ils la redoutent. Quand tout va mal, ils l’appellent de leurs vœux. D’où Épicure de conclure que la mort n’est pas une question sérieuse et que le philosophe ferait bien mieux de s’occuper de la vie. Cette incohérence ressemble à la nôtre. D’un côté, nous voulons l’immortalité pour protéger le plaisir que nous procurent les bonheurs de la vie. D’un autre, nous sommes prêts à légaliser l’euthanasie et le suicide pour mettre fin à ses malheurs.
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Il y a une raison à un tel paradoxe. Les hommes ne pensent qu’à eux. Ils ne parlent que d’eux. Quand ils parlent de la mort, vous croyez qu’ils en parlent ? Vous rêvez. Ils ne parlent que d’eux, de leur désir si tout va bien, de mourir si tout va mal. Aujourd’hui, avec notre oscillation entre le désir de ne pas mourir et le souhait de pouvoir le faire, nous sommes les hommes dont parle Épicure. Nous ne parlons que de nous.
La demande sociale
Vincent Lambert a été placé dans l’état désastreux dans lequel il a été mis, pourquoi ? À cause de son accident ? Non. À cause d’une certaine logique de la médecine et du système dans lequel nous vivons. Notre monde souhaite que la médecine fasse tout pour prolonger la vie. Et, force est de constater qu‘elle y parvient de mieux en mieux. Reste que, si cela a des avantages non négligeables, cela a aussi un coût.
Vincent Lambert a été sauvé par la médecine après son accident. Ce qui l’a conduit à vivre, sauvé, comme il a vécu. Pourquoi ? Parce que la médecine a bien fait son travail, trop bien. Certes, mais aussi pour répondre à la demande sociale qui est la nôtre et qui réclame, sous peine de procès, que l’on fasse tout pour préserver une vie. Aujourd’hui, la même médecine qui a sauvé Vincent Lambert a mis fin à ses jours. Pourquoi ? Pour la même raison qui fait qu’il a été sauvé. Pour répondre à la demande sociale d’éviter la souffrance.
Vouloir tout et son contraire
On accuse les parents de Vincent Lambert d’avoir voulu prolonger la vie de leur fils. On accuse la médecine de ne pas avoir arrêté les soins assez tôt. Est-on honnête quand on accuse ainsi ? C’est nous qui avons tué Vincent Lambert. Nous qui l’avons condamné à vivre et nous qui l’avons exécuté. C’est notre demande sociale contradictoire voulant tout et son contraire, que l’on préserve la vie à tout prix et que l’on évite toute souffrance.
Vincent Lambert nous fait peur, parce que sa tragédie est la nôtre. Nous ne savons pas si nous aimons la vie ou si nous aimons la mort parce que nous ne savons pas au fond ce que nous aimons et, plus en profondeur, parce que nous ne savons pas aimer tout court. Notre monde est paralysé par les diktats contradictoires de notre demande sociale. Le jour où nous oserons nous en rendre compte, il y aura moins de tragédies.